L’amnésique est-il encore lui-même ?

102

Ce texte relate un cas d’amnésie. Jimmie G. est admis à quarante-neuf ans dans un institut psychiatrique de New York. Il a conservé des souvenirs très précis de son enfance dans le Connecticut, de son passage au lycée où il fut un élève brillant, et, en 1943, à l’âge de dix-sept ans, de son incorporation dans la Marine dans laquelle il servira comme radio-électronicien. Mais alors qu’il évoque tous ces souvenirs avec détail et attachement, une fracture brutale semble s’être faite dans sa mémoire à partir de son affectation dans la Marine.

– En quelle année sommes-nous, monsieur G. ? demandai-je en dissimulant ma perplexité sous un air désinvolte.
– Quarante-cinq, mon gars. Pourquoi ?
Il continua :
– Nous avons gagné la guerre. Roosevelt est mort. Truman est à la barre.
L’avenir nous appartient.
– Et vous, Jimmie, quel âge avez-vous donc ?
Chose curieuse, il hésita un moment comme s’il calculait.
– Voyons, je dois avoir dix-neuf ans, docteur. J’aurai vingt ans au prochain anniversaire.
Regardant l’homme aux cheveux gris qui se tenait en face de moi, j’eus une impulsion que je ne me suis jamais pardonnée – et qui eût été le summum de la cruauté si Jimmie avait eu la possibilité de s’en souvenir.
– Là, dis-je, et je lui tendis une glace. Regardez dans la glace et dites-moi ce que vous voyez. Est-ce bien quelqu’un de dix-neuf ans que vous voyez dans la glace ?
Il pâlit brusquement et agrippa les bords de la chaise.
– Mon Dieu, dit-il dans un souffle, Dieu, que se passe-t-il ? Que m’est-il arrivé ? C’est un cauchemar ? Je suis fou ? C’est une blague ?
Il était affolé, hors de lui.
– ça va, Jimmie, dis-je avec douceur. C’est une erreur. Aucune raison de s’inquiéter, hein ! » Je l’amenai vers la fenêtre. « N’est-ce pas une belle journée de printemps ? Regardez les enfants qui jouent au base-ball ! » Il reprit des couleurs et recommença à sourire ; je m’éloignai furtivement en emportant l’odieux miroir.

Deux minutes plus tard, je rentrai dans la pièce. Jimmie était toujours debout près de la fenêtre, regardant avec plaisir les enfants jouer au base-ball en contrebas. Il se retourna quand j’ouvris la porte et son visage prit une expression enjouée.
– Bonjour, docteur ! dit-il. Belle matinée ! Vous voulez vous entretenir avec moi ? Je m’assieds là ?
Son visage franc et ouvert n’exprimait pas le moindre signe de reconnaissance.
– Est-ce que nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur G. ? demandai-je d’un air détaché.
– Non, je ne crois pas. Quelle barbe vous avez ! Je ne vous aurais pas oublié, docteur.
[…].
Les tests d’intelligence prouvèrent qu’il était remarquablement doué. Il était vif, observateur, très logique, et n’avait aucune difficulté à résoudre des problèmes ou des énigmes complexes – à condition que ces opérations puissent être accomplies rapidement. S’il fallait du temps, il oubliait ce qu’il était en train de faire. Il était bon et rapide au morpion, astucieux et agressif au jeu de dames – il n’eut aucun mal à me battre. En revanche, il perdit aux échecs, car le jeu était trop lent.
Pour en revenir à sa mémoire, j’étais en présence d’une extrême et exceptionnelle perte de mémoire immédiate – tout ce que l’on pouvait lui dire ou lui montrer avait toutes les chances d’être oublié en l’espace de quelques secondes. Ainsi, je posai ma montre, ma chaîne et mes lunettes sur le bureau, les cachai et lui demandai de s’en souvenir. Puis, après une minute de conversation, je lui demandai de me dire ce que j’avais mis sous la nappe. Il ne se souvint de rien – ou du moins de rien de ce que je lui avais demandé de retenir, je répétai le test, en lui demandant cette fois d’écrire les noms des trois objets ; de nouveau il oublia, et, quand je lui montrai le papier sur lequel il avait écrit, il fut étonné et me dit qu’il n’avait aucun souvenir d’avoir écrit quelque chose, tout en reconnaissant qu’il s’agissait bien de son écriture ; finalement, il admit timidement qu’il avait dû écrire ces noms.

Il avait parfois de vagues réminiscences, pâles échos ou impressions familières. Ainsi, cinq minutes après avoir joué au morpion avec moi, il reconnaissait qu’ « un docteur » avait joué « quelque temps auparavant » à ce jeu avec lui – que le « quelque temps auparavant » fût de l’ordre de quelques minutes ou de plusieurs mois, il n’en avait pas la moindre idée. Après une pause, il me dit : « Ça aurait pu être vous ! » Lorsque je lui dis que c’était moi, il sembla amusé. cet amusement et cette légère indifférence étaient très caractéristiques, comme l’étaient les cogitations embrouillées auxquelles il devait se livrer du fait qu’il était si désorienté dans le temps. Quand je demandai à Jimmie à quelle époque de l’année nous étions, il chercha immédiatement un indice autour de lui – je pris soin de retirer le calendrier de mon bureau – et réussit à trouver approximativement la saison en regardant par la fenêtre. [. . . ]

– Dites-moi quelles sont les planètes, dis-je, et ce que vous savez sur elles.
Sans hésiter, sûr de lui, il me donna les noms des planètes, les dates de leurs découvertes, leur distance par rapport au Soleil, l’estimation de leur masse, leurs traits distinctifs et leur gravité.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je, en lui montrant une photo dans la revue que je tenais.
– C’est la Lune, répliqua-t-il.
– Non, ce n’est pas la Lune, répondis-je. C’est une image de la Terre prise de la Lune.
– Vous plaisantez, docteur ! Il aurait fallu apporter un appareil photo làhaut !
– Naturellement.
– Bon Dieu, vous plaisantez – comment serait-ce possible ?
A moins qu’il ne fût acteur consommé, un imposteur simulant la surprise, c’était la preuve ultime du fait qu’il vivait encore dans le passé. Ses mots, ses sentiments, l’innocence de son étonnement, l’effort qu’il faisait pour donner un sens à ce qu’il voyait, étaient ceux d’un jeune homme des années quarante confronté à l’avenir, à ce qui n’était pas encore arrivé et était à peine imaginable. […]

Je trouvai une autre photo dans la revue et l’avançai vers lui.
– C’est un porte-avions, dit-il. Un modèle vraiment ultramoderne. Je n’en ai jamais vu de pareil.
– Comment s’appelle-t-il ? demandai-je.
Il jeta un coup d’oeil au bas de la page, parut déconcerté et dit : « Le Nimitz ! »
– Et alors ?
– Tonnerre ! répliqua-t-il vivement. Je les connais tous par leurs noms, et je ne connais pas de Nimitz. Bien sûr, il y a un amiral Nimitz, mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils avaient donné ce nom à un porte-avions.
Il jeta la revue par terre avec rage.

La fatigue, l’angoisse, voire la colère le gagnaient : il était soumis à la pression constante de son anomalie, de la contradiction de cette anomalie par la réalité, avec les implications effrayantes de cette situation, dont il ne pouvait être totalement inconscient. Sans le vouloir, je l’avais déjà acculé à la panique, et je sentais qu’il était temps de mettre fin à notre séance. Nous trouvâmes à nouveau une diversion du côté de la fenêtre en regardant le terrain de base-ball éclairé par le soleil ; à sa vue, son visage se détendit, il oublia le Nimitz, la photo satellite, ces insinuations et autres horreurs, et s’absorba dans la contemplation du jeu qui se déroulait en contrebas. Puis, comme une odeur appétissante arrivait de la salle à manger, ses narines frémirent. Il dit : « C’est l’heure du déjeuner », sourit et prit congé.
L’émotion m’étreignait – c’était à fendre l’âme ; il y avait quelque chose d’absurde, de profondément troublant à voir cette vie égarée dans les limbes, cette vie en train de se dissoudre.

« Il est pour ainsi dire prisonnier d’un moment unique de son existence, écrivis-je dans mes notes, avec un fossé ou un hiatus d’oubli tout autour […]. C’est un homme sans passé (ni avenir), enlisé dans un moment constamment changeant, vide de sens. » […]

Depuis qu’il est arrivé chez nous – au début de 1975 -, Jimmie n’a jamais pu vraiment identifier quelqu’un. La seule personne qu’il reconnaisse est son frère, lorsque celui-ci vient de l’Oregon pour lui rendre visite. Ces rencontres sont profondément émouvantes – ce sont les seules rencontres vraiment affectives de Jimmie. Il aime son frère, le reconnaît, mais ne parvient pas à comprendre pourquoi il a l’air si vieux : « Je pense que certaines personnes vieillissent vite », dit-il. En fait, son frère fait beaucoup plus jeune que son âge ; il est de ces hommes dont le visage et la silhouette changent peu avec les années. […]

Lorsque je […] vis [Jimmie] pour la première fois, je lui suggérai de tenir un joumal qui l’inciterait à noter chaque jour ses expériences, ses sentiments, ses pensées, souvenirs et réflexions. Au début, ses tentatives furent empêchées par le fait qu’il oubliait continuellement son joumal quelque part : il fallait l’attacher à lui, d’une façon ou d’une autre. Mais cela aussi échoua : il prit certes soigneusement des notes dans un cahier, mais ne parvint pas ensuite à reconnaître ses premiers écrits. Il reconnaissait sa propre écriture et son style, mais s’étonnait toujours d’avoir écrit quelque chose la veille. Il s’étonnait, ou bien restait indifférent – car c’était réellement un homme qui n’avait pas d’« hier ». Ses écrits restaient, si j’ose dire, déconnectés et déconnectants, ne pouvant en aucun cas lui rendre le sens du temps ou de la continuité. Pire, ils étaient insignifiants («oeufs au petit déjeuner » – « Regardé un jeu de base-ball à la TV »), et ne touchaient jamais le fond de son être… Mais existait-il un fond, la profondeur d’un sentiment ou d’une pensée durable chez cet homme sans mémoire, ou en était-il réduit […] à une simple succession d’impressions et d’événements sans lien entre eux ?
Jimmie était à la fois conscient et inconscient de cette profonde et tragique perte survenue en lui-même, de cette perte de lui-même. (Si un homme a perdu un oeil ou une jambe, il sait qu’il a perdu un oeil ou une jambe ; mais, s’il a perdu le soi – s’il s’est perdu lui-même -, il ne peut le savoir, parce qu’il n’y a plus personne pour le savoir.) Aussi m’était-il impossible de l’interroger intellectuellement sur ces sujets.

Oliver SACKS, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, pp. 43-56

 

Locke : Puis-je être moi-même sans conscience ?

Pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne. C’est, à ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque être que ce soit d’apercevoir sans apercevoir qu’il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c’est par là que chacun est à lui-même ce qu’il appelle soi-même. On ne considère pas dans ce cas si le même soi est continué dans la même substance, ou dans diverses substances. Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c’est là ce qui fait que chacun est ce qu’il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c’est aussi en cela seul que consiste l’identité personnelle, ou ce qui fait qu’un être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne : le soi est présentement le même qu’il était alors ; et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l’esprit.

LOCKE, Essai sur l’entendement humain (1690), II, 27

Questions :

  • Suis-je la même personne en ayant le même corps ou en ayant le même esprit ?
  • Selon le raisonnement de Locke, suis-je la même personne que le bébé que j’étais à la naissance ?
  • Selon le raisonnement de Locke, un amnésique est-il encore la même personne ?

 

Locke : Être la même personne, est-ce rester la même chose ?

dupont-et-dupont-ctives-2-3783e7f

§3. Si deux atomes ou plus sont unis ensemble dans une même masse, chacun de ces atomes sera le même, et tandis qu’ils existeront unis les uns aux autres, la masse qu’ils constituent, formée des mêmes atomes, sera nécessairement la même masse, ou le même corps, alors même que le mélange des parties ne cessera de changer de forme. En revanche, si l’un des atomes est ôté, ou si un nouveau est ajouté, ce ne sera plus la même masse, ou le même corps.
Quant aux créatures vivantes, leur identité ne dépend pas de la masse de particules identiques, mais de quelque chose d’autre. Dans leur cas en effet, la variation de grandes quantités de matière ne modifie pas l’identité : un chêne qui d’une petite plante devient un grand arbre, puis qu’on taille, est toujours le même chêne. Et un poulain qui devient un cheval, qui tantôt engraisse et tantôt maigrit, n’en demeure pas moins le même cheval.

§4. On doit donc étudier où est la différence entre un chêne et une masse de matière. Elle est à mon avis en ceci : une masse de matière n’est qu’une cohésion de particules de matière unies n’importe comment ; un chêne par contre est une disposition des particules qui constituent les parties d’un chêne ; et l’organisation de ces parties est propre à recevoir et à distribuer la nourriture qui lui permet de se maintenir, et de former le bois, l’écorce, les feuilles d’un chêne, etc., ce qui constitue la vie d’un chêne.

§6. Ceci montre également en quoi consiste l’identité d’un même homme ; c’est tout simplement la participation ininterrompue à la même vie, entretenue par un flux de particules de matière qui se succèdent, dans une unité vivante avec le même corps organisé.

§9. La personne est, je pense, un être vivant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons ou voulons quelque chose, nous savons que nous le faisons. Car la conscience accompagne toujours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes.

§10. C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. Mais un point semble faire difficulté : cette conscience est toujours interrompue par l’oubli, notre conscience est interrompue et nous perdons de vue notre moi passé ; en naissent des doutes : sommes-nous ou non la même chose pensante ?

§16. Il est manifeste que la simple conscience, aussi loin qu’elle s’étende – fût-ce aux siècles passés – réunit en une même personne des existences et des actions temporellement les plus distantes, aussi bien que les existences et les actions du moment qui vient de passer. Tout ce qui donc a conscience d’actions présente et passée est la même personne, dépositaire de ces deux actions.

§19. Ceci peut nous faire voir en quoi consiste l’identité personnelle : dans l’identité de conscience. Et donc si Socrate et le maire actuel de Quinborough s’accordent dans cette identité, ils sont la même personne. Si le même Socrate, éveillé d’une part, endormi d’autre part, ne partagent pas la même conscience, Socrate éveillé et socrate endormi ne sont pas la même personne ; punir Socrate éveillé pour ce que pense Socrate endormi (dont le Socrate éveillé n’a jamais été conscient) ne serait pas plus juste que de punir un jumeau pour les actes de son frère jumeau, sous prétexte que leur forme extérieure est si semblable qu’ils sont indiscernables.

§ 22. Mais un homme saoul et un homme sobre ne sont-ils pas la même personne ? Sinon, pourquoi un homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, alors qu’il n’en sera plus jamais conscient par la suite ?
Il est la même personne, comme un somnambule est la même personne et donc responsable de tout méfait qu’il commettrait pendant son sommeil : dans les deux cas, les lois humaines punissent selon une justice qui dépend de ce qu’elles peuvent connaître : ne pouvant dans des cas de ce genre distinguer avec certitude ce qui est vrai et ce qui est feint, elles ne peuvent admettre comme défense valable l’ignorance due à l’ivresse ou au sommeil.

LOCKE, Essai sur l’entendement humain (1690), Livre II, chapitre 27, §3, 4, 6, 9,10,16,19,22

Questions :

  • Pourquoi la notion d’ “identité” change-t-elle selon qu’elle concerne un morceau de cire, un chêne ou Socrate ?
  • Selon Locke, suis-je la même personne à 7 ans, à 17 ans, à 67 ans ?
  • Selon Locke, l’homme saoul est-il la même personne que quand il est sobre ? Que doit considérer la justice dans ce cas ?

Borges : Et si l’on cessait de croire à l’identité des choses ?

tlon_uqbar_orbis_tertius

Il n’est pas exagéré d’affirmer que la culture classique de Tlön comporte une seule discipline : la psychologie. Les autres lui sont subordonnées. J’ai dit que les hommes de cette planète conçoivent l’univers comme une série de processus mentaux, qui ne se développent pas dans l’espace mais successivement dans le temps. La perception d’une fumée à l’horizon, puis du champ incendié, puis de la cigarette à moitié éteinte qui produisit le feu, est considérée comme un exemple d’association d’idées.

Parmi les doctrines de Tlön, aucune n’a mérité autant le scandale que le matérialisme. Pour faciliter l’intelligence de cette thèse inconcevable, un hérésiarque du XIe siècle imagina le sophisme des neuf pièces de cuivre :
Le mardi, X traverse un chemin désert et perd 9 pièces de cuivre. Le jeudi, Y trouve sur le chemin 4 pièces, un peu rouillées par la pluie du mercredi. Le vendredi, Z découvre 3 pièces sur le chemin. Le vendredi matin, X trouve 2 pièces dans le couloir de sa maison.
L’hérésiarque voulait déduire de cette histoire la réalité – c’est-à-dire la continuité – des neuf pièces récupérées. Il est absurde (affirmait-il) d’imaginer que 4 des pièces n’ont pas existé entre le mardi et le jeudi, 3 entre le mardi et l’après-midi du vendredi, 2 entre le mardi et le matin du vendredi. Il est logique de penser qu’elles ont existé – du moins secrètement, d’une façon incompréhensible pour les hommes – pendant tous les instants de ces trois délais.

Le langage de Tlön se refusait à formuler ce paradoxe ; la plupart ne le comprirent pas. Les défenseurs du sens commun répétèrent que c’était une duperie verbale, fondée sur l’emploi téméraire de deux néologismes : les verbes trouver et perdre, qui comportaient une pétition de principe, parce qu’ils présupposaient l’identité des neuf premières pièces et des dernières. Ils expliquèrent que l’égalité est une chose et que l’identité en est une autre et ils formulèrent une sorte de réduction à l’absurde, soit le cas hypothétique de 9 hommes qui au cours de 9 nuits successives souffrent d’une vive douleur. Ne serait-il pas ridicule de prétendre que cette douleur est la même ?

Jorge Luis BORGES, “Tlön Uqbar Orbis Tertius” (1941) in Fictions, pp.19-22

Questions :

  • Dans le monde de Tlön, la physique est une branche de la psychologie : pourquoi ?
  • Pourquoi notre langage suppose-t-il que les pièces “perdues” et les pièces “trouvées” sont identiques ?
  • Le droit et la morale pourraient-ils s’appliquer dans le monde de Tlön comme dans le nôtre ? Pourquoi ?

Berkeley : La matière pourrait-elle n’être qu’une perception de l’esprit ?

75620177

Je vois certes une cerise, je la touche, je la goûte ; je suis sûr qu’un rien ne saurait être vu, ni touché, ni goûté ; la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de mollesse, d’humidité, de rougeur, d’acidité, et vous ôtez la cerise, puisqu’elle n’est en rien distincte de ces sensations. La cerise, vous dis-je, n’est rien qu’un monceau d’impressions sensibles ou d’idées perçues par les différents sens ; lesquelles idées sont unies en une seule chose par l’esprit ; parce qu’elles se montrent à l’observation s’accompagnant les unes les autres. Ainsi, quand le palais est affecté d’une saveur particulière, la vue, elle, est affectée d’une couleur rouge, le toucher de mollesse, de rondeur, et ainsi de suite. De là vient que quand je vois, que je touche et que je goûte de diverses manières déterminées, je suis sûr que la cerise existe, ou qu’elle est réelle ; sa réalité, d’après moi, n’est rien d’abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous voulez désigner une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, alors je l’avoue, ni vous, ni moi, ni personne au monde, ne pourrons être sûrs qu’elle existe.

BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713), III, 249

Questions :

  • Puis-je percevoir directement la matière qui m’envoie différentes sensations ?
  • Peut-on définir la réalité en-dehors de toute perception ?
  • Si personne ne peut être sûr que la matière existe, est-il plus simple de nier son existence ?

 

Descartes : L’esprit peut-il concevoir ce qu’est la matière ?

Lire l’extrait précédent de l’oeuvre

113364

§10. Mais je ne me puis empêcher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pensée, et qui tombent sous le sens, ne soient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l’imagination : quoiqu’en effet ce soit une chose bien étrange, que des choses que je trouve douteuses et éloignées, soient plus clairement et plus facilement connues de moi, que celles qui sont véritables et certaines, et qui appartiennent à ma propre nature. Mais je vois bien ce que c’est : mon esprit se plaît de s’égarer, et ne se peut encore contenir dans les justes bornes de la vérité. Relâchons-lui donc encore une fois la bride, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement régler et conduire. Continuer la lecture

Wittgenstein : Cela a-t-il un sens de vouloir douter de tout ?

Enfants, nous apprenons des faits, par exemple, que tout être humain a un cerveau, et nous les acceptons les yeux fermés. Je crois qu’il existe une île, l’Australie, qui a telle forme, etc. Je crois que j’ai eu des arrière-grands-parents, que les personnes qui disaient être mes parents étaient réellement mes parents, etc. Cette croyance peut ne jamais avoir été exprimée ; et même la pensée qu’il en est ainsi, jamais pensée.

L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance.

J’ai appris une quantité de choses que j’ai acceptées en m’en remettant à l’autorité, par la suite l’expérience personnelle est venue confirmer ou infirmer certaines choses.

En général, je tiens pour vrai ce qui est écrit dans les manuels scolaires, par exemple de géographie. Pourquoi ? Je dis : tous ces faits ont été confirmés des centaines de fois. Mais comment est-ce que je sais cela ? Quelle preuve en ai-je ? J’ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? Elle est, avant tout, le soubassement de toutes mes recherches et affirmations. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification.

Arrive-t-il jamais à quelqu’un de vérifier que cette table existe toujours lorsque personne ne lui prête attention ? Nous vérifions l’histoire de Napoléon, mais non si tous les comptes-rendus le concernant reposent sur des illusions sensorielles, des falsifications de documents et autres choses du genre. Car lorsque nous vérifions quoi que ce soit, nous présupposons déjà quelque chose que nous ne vérifions pas. Vais-je dire alors que l’expérience à laquelle je me livre afin de vérifier la vérité d’une proposition présuppose la vérité de la proposition que l’appareil que je crois voir est vraiment là (et autres choses du genre) ?
La vérification n’a-t-elle pas de fin ?

Ludwig WITTGENSTEIN, De la certitude (1951), §§ 159-164

Questions :

  • Expliquez le point commun des 3 premiers exemples utilisés par l’auteur : pourquoi est-il très difficile d’en douter, non seulement pour un enfant, mais aussi pour un adulte ?
  • Analysez le 4e exemple « les personnes qui disaient être mes parents étaient réellement mes parents » : pourquoi l’enfant y croit-il forcément ? Serait-il logiquement capable de formuler cette phrase ?
  • Définissez le mot « autorité », puis expliquez en quoi l’autorité et « l’expérience personnelle » sont deux sources de connaissances opposées mais complémentaires.
  • Montrez en quoi la question suivante est problématique : « J’ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? » (lignes 11-12). Ai-je les moyens de vérifier si elle peut être fausse ? Puis-je donc douter de cette image que j’ai du monde ?
  • D’après la fin du texte, l’historien a-t-il plutôt intérêt à être sceptique ou dogmatique ?

Pourrions-nous être des cerveaux dans une cuve ?

Dans le film Matrix (2000), Néo vient d’apprendre que toute sa vie est une illusion générée par la Matrice, et que son véritable corps se trouve ailleurs, dans le monde “réel”.

Voici une histoire de science fiction discutée par des philosophes : supposons qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super- ordinateur scientifique qui procure à la personne l’illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d’impulsions électroniques que l’ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si intelligent que si la personne essaye de lever la main, l’ordinateur lui fait « voir » et « sentir » qu’elle lève la main. En plus, en modifiant le programme le savant fou peut faire « percevoir » (halluciner) par la victime toutes les situations qu’il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l’opération, de sorte que la victime aura l’impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l’impression d’être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l’histoire amusante mais plutôt absurde d’un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui les gardent en vie.

Hilary PUTNAM, Raison, vérité et histoire (1981), chapitre 1, pp.15-17

250px-cerveau_dans_une_cuve

Questions :

  • Comment puis-je vérifier que mes perceptions actuelles viennent d’objets réels ?
  • Imaginons que nous soyons effectivement des cerveaux dans une cuve : par quel moyen pourrions-nous nous en rendre compte ?
  • Pourquoi l’histoire de Matrix nous offre-t-elle un scénario sceptique difficile à réfuter ?

Descartes : Un mauvais génie pourrait-il me faire douter de tout ?

Lire l’extrait précédent de l’oeuvre

[9]     Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permette.

[10]     Il y aura peut-être ici des personnes qui aimeront mieux nier l’existence d’un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons pas pour le présent, et supposons, en leur faveur, que tout ce qui est dit ici d’un Dieu soit une fable. Toutefois, de quelque façon qu’ils supposent que je sois parvenu à l’état et à l’être que je possède, soit qu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent au hasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, il est certain que, puisque faillir et se tromper est une espèce d’imperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils attribueront à mon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours. Auxquelles raisons je n’ai certes rien à répondre, mais je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de constant et d’assuré dans les sciences. (…)

Je supposerai donc qu’il y a, non pas que Dieu, qui est très bon et qui est la souveraine source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement.

DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641), Première méditation, §§9-10, 12

Questions :

  • Quel intérêt pour la connaissance de supposer un dieu trompeur ?
  • Le mauvais génie peut-il me faire croire que “2+2=4” alors qu’en réalité 2+2=5 ?
  • Le mauvais génie peut-il me faire croire que j’existe alors qu’en réalité je n’existe pas ?

Une lecture commentée, par les TESL (2018) :

Lire l’extrait suivant de l’oeuvre

Platon : Sommes-nous des prisonniers dans une caverne ?

cave-2

SOCRATE :
Représente-toi des hommes dans une sorte d’habitation souterraine en forme de caverne. Cette habitation possède une entrée disposée en longueur, remontant de bas en haut tout le long de la caverne vers la lumière. Les hommes sont dans cette grotte depuis l’enfance, les jambes et le cou ligotés de telle sorte qu’ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux, incapables de tourner la tête à cause de leurs liens. Représente-toi la lumière d’un feu qui brûle sur une hauteur loin derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés, un chemin sur la hauteur, le long duquel tu peux voir l’élévation d’un petit mur, du genre de ces cloisons qu’on trouve chez les montreurs de marionnettes et qu’ils érigent pour les séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs merveilles.
Imagine aussi le long de ce muret, des hommes qui portent toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d’hommes et d’autres animaux, façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c’est bien normal, certains parlent, d’autres se taisent.

GLAUCON :
Tu décris là une image étrange et de bien étranges prisonniers !

SOCRATE :
Ils sont semblables à nous.

PLATON, République, livre VII, 514a-517a

platon

Questions :

  • De quoi sommes-nous prisonniers selon Platon ?
  • Qui sont ces hommes qui manipulent toutes sortes d’objets pour projeter certaines ombres devant nous ?
  • Si l’un de ces prisonniers pouvait sortir de la caverne, pourrait-il facilement s’habituer à voir tout ce qui se trouve à l’extérieur ?