Spinoza : Toute croyance est-elle une superstition ?

Si les hommes avaient le pouvoir d’organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu’ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l’espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. Lorsqu’ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l’issue d’un événement qui leur tient à cœur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; en revanche, dès qu’ils se sentent sûrs d’eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité. (…)

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Freud : Pouvons-nous croire tout ce qui nous plaît ?

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Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, elle n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote selon laquelle la vermine se développerait à partir des déchets – opinion à laquelle le peuple dans son ignorance reste aujourd’hui encore attaché –, était une erreur, tout comme celle d’une génération antérieure de médecins qui voulait que le tabes dorsalis* soit la conséquence d’une débauche sexuelle. Il serait abusif d’appeler ces erreurs illusions. En revanche, ce fut une illusion de Christophe Colomb d’avoir cru découvrir une nouvelle voie maritime vers les Indes. La part que prend son souhait à cette erreur est très nette. On peut qualifier d’illusion l’affirmation de certains nationalistes selon laquelle les Indo-Germains seraient la seule race humaine capable de culture, ou bien la croyance selon laquelle l’enfant serait un être sans sexualité, croyance qui n’a finalement été détruite que par la psychanalyse.

Il reste caractéristique de l’illusion qu’elle dérive de souhaits humains ;  elle se rapproche à cet égard de l’idée délirante en psychiatrie, mais elle s’en distingue par ailleurs, indépendamment de la construction plus compliquée de l’idée délirante. Dans l’idée délirante, nous soulignons comme essentielle la contradiction avec la réalité effective ; l’illusion, elle, n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de la bourgeoisie peut, par exemple, se créer l’illusion qu’un prince viendra la chercher. C’est possible, quelques cas de ce genre se sont produits. Qu’un jour le Messie vienne et fonde un âge d’or, c’est bien moins vraisemblable ; selon sa position personnelle, celui qui jugera de cette croyance la classera comme illusion ou comme l’analogue d’une idée délirante. Il n’est d’ailleurs pas facile de trouver des exemples d’illusions qui se soient révélées vraies. Telle pourrait être néanmoins l’illusion des alchimistes de pouvoir transformer tous les métaux en or. Le souhait d’avoir énormément d’or, d’avoir tout l’or possible, est très émoussé par la compréhension que nous avons aujourd’hui des conditions de la richesse, et cependant la chimie ne tient plus la transmutation des métaux en or pour impossible. Nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement de souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l’illusion elle-même renonce à être accréditée.

Sigmund FREUD, L’avenir d’une illusion (1927) VI, §2

* tabes dorsalis : maladie sexuellement transmissible

Hume : Pouvons-nous croire tout ce qui nous plaît ?

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Il suit donc que la différence entre la fiction et la croyance se trouve dans quelque sentiment annexé  à celle-ci et non à celle-là, qui ne dépend pas de la volonté et ne peut se commander par plaisir. Il faut que  la nature l’éveille comme tous les autres sentiments ; il faut qu’il naisse de la situation particulière où l’esprit se trouve placé en chaque conjoncture particulière. (…) L’imagination peut concevoir des objets fictifs avec toutes les circonstances de temps et de lieu. Elle peut les placer, en quelque sorte, sous nos yeux, dans leurs couleurs véritables, exactement comme ils auraient pu exister. Mais comme il est impossible que cette faculté d’imagination puisse jamais d’elle-même atteindre la croyance, évidemment la croyance consiste non pas dans la nature particulière ou dans l’ordre des idées, mais dans la manière de les concevoir et dans le sentiment qu’en a l’esprit.  En quoi consiste la différence qu’il y a entre une fiction  et la croyance ? Elle ne se trouve pas uniquement     dans une idée particulière annexée à toute conception,    qui commande notre assentiment et qui fait défaut  à toute fiction reconnue. Car puisque l’esprit a autorité sur toutes ses idées, il pourrait annexer volontairement cette idée particulière à n’importe quelle fiction et, par suite, il serait capable de croire tout ce qui lui plaît, contrairement à ce que nous trouvons dans l’expérience quotidienne. Nous pouvons, quand nous concevons, joindre une tête humaine à un corps de cheval ; mais il n’est pas en notre pouvoir de croire qu’un tel animal ait jamais existé.

La croyance, c’est quelque chose de senti par l’esprit qui distingue les idées du jugement des fictions de l’imagination. Cela leur donne plus de poids et d’influence ; les fait paraître de plus grande importance ; les renforce dans l’esprit et en fait le principe directeur de nos actions. (…) Ces idées s’emparent plus fermement de mon esprit que les idées d’un manoir enchanté.

David HUME, Enquête sur l’entendement humain (1748), V, 2, pp.110-113

Williams : Est-ce si simple de tolérer l’opinion d’autrui ?

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La difficulté avec la tolérance, c’est qu’elle semble à la fois nécessaire et impossible. Elle est nécessaire lorsque différents groupes ont des croyances (morales, politiques ou religieuses) en conflit, et réalisent qu’il n’y a aucune alternative à leur coexistence, c’est-à-dire aucune alternative à part la lutte armée, qui ne résoudra pas leurs désaccords et imposera des souffrances continuelles. Voilà les circonstances qui rendent la tolérance nécessaire. Continuer la lecture

Diderot : Le comédien doit-il croire à son illusion ?

Le Premier : [Quelles] sont les qualités premières d’un grand comédien ? Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à jouer toute sorte de caractères et de rôles.

Le Second : Nulle sensibilité !

Le Premier : Nulle. (…) Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. (…)
Tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment que vous vous y trompez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace. Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps.
Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous triste ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition de comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas.

DIDEROT, Paradoxe sur le comédien (1773)