La difficulté avec la tolérance, c’est qu’elle semble à la fois nécessaire et impossible. Elle est nécessaire lorsque différents groupes ont des croyances (morales, politiques ou religieuses) en conflit, et réalisent qu’il n’y a aucune alternative à leur coexistence, c’est-à-dire aucune alternative à part la lutte armée, qui ne résoudra pas leurs désaccords et imposera des souffrances continuelles. Voilà les circonstances qui rendent la tolérance nécessaire.
Pourtant, dans ces mêmes circonstances, elle semble peut-être bien impossible. Si la violence et l’effondrement de la coopération sociale sont menacées dans ces circonstances, c’est parce que les gens jugent inacceptables les croyances et les moeurs d’autrui. Par exemple en matière de religion (historiquement le premier domaine où on a utilisé l’idée de tolérance), le besoin de tolérance surgit parce qu’au moins l’un des groupes pense que l’autre commet une erreur blasphématoire, désastreuse et obscène. Les membres du premier groupe pensent peut-être que les membres de l’autre ont besoin d’être guidés vers la vérité, ou que des tiers ont besoin d’être protégés contre les opinions nocives. Ce qui est plus important (et plus pertinent pour le dilemme des sociétés libérales), c’est qu’elles pensent peut-être que les leaders ou les aînés de l’autre groupe privent les jeunes, et éventuellement les femmes, de toute instruction et de toute libération. Pour eux, la victoire de la vraie religion (celle qu’ils croient vraie) ne correspond pas seulement à l’intérêt général, mais à celui de l’autre groupe. C’est bien parce que le désaccord est si grand que chacun pense qu’il ne peut accepter l’existence de l’autre partie en présence. Nous n’avons besoin de tolérer d’autres personnes et leurs moeurs que dans des situations où une telle tolérance est très difficile. Nous sommes tentés de dire que la tolérance n’est requise que face à l’intolérable. Voici le problème de base.
Bernard WILLIAMS, “La tolérance : une vertu impossible ?” (1996)