Charbonnier : Est-il juste de revendiquer la propriété de nos idées ?

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On peut objecter d’emblée deux choses à cette manière de concevoir les droits de la création. Que signifie « avoir une idée » ? Qu’a-t-il fallu pour que l’idée jaillisse ? Être partisan de la notion de propriété intellectuelle invite à répondre : rien d’autre qu’un «moi » clairement identifiable à l’état civil, mon      « moi » qui pourra réclamer son dû, en monnaie sonnante et trébuchante, chaque fois qu’autrui jouira des idées produites par « moi » (lire mon livre et en partager un extrait avec d’autres – par exemple avec des élèves si l’on est enseignant ; écouter ma musique et danser dessus avec des amis ; reproduire une molécule que j’ai synthétisée le premier, etc.). Continuer la lecture

Diderot : Qui a le droit de posséder une oeuvre de l’esprit ?

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En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations ; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie ; si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? Quelle comparaison entre l’homme, la substance même de l’homme, son âme, et le champ, le pré, l’arbre ou la vigne que la nature offrait dans le commencement également à tous, et que le particulier ne s’est approprié que par la culture, le premier moyen légitime de possession ? Qui est plus en droit que l’auteur de disposer de sa chose par don ou par vente ?Est-ce qu’un ouvrage n’appartient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ ? Est-ce qu’il n’en peut aliéner à jamais la propriété ? Est-ce qu’il serait permis, sous quelque cause ou prétexte que ce fût, de dépouiller celui qui a librement substitué à son droit ? Est-ce que ce substitué* ne mérite pas pour ce bien toute la protection que le gouvernement accorde aux propriétaires contre les autres sortes d’usurpateurs ? Si un particulier imprudent ou malheureux a acquis à ses risques et fortunes un terrain empesté, ou qui le devienne, sans doute il est du bon ordre de défendre à l’acquéreur de l’habiter ; mais sain ou empesté, la propriété lui en reste, et ce serait un acte de tyrannie et d’injustice qui ébranlerait toutes les conventions des citoyens que d’en transférer l’usage et la propriété à un autre. (…) Continuer la lecture

Descartes : Puis-je savoir ce que je suis ?

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§7. Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu’il y a quelqu’un qui est extrêmement puissant et, si je l’ose dire, malicieux et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie à me tromper ? Puis-je m’assurer d’avoir la moindre de toutes les choses que j’ai attribuées ci-dessus à la nature corporelle ? Je m’arrête à y penser avec attention, je passe et repasse toutes ces choses en mon esprit, et je n’en rencontre aucune que je puisse dire être en moi. Il n’est pas besoin que je m’arrête à les dénombrer. Passons donc aux attributs de l’âme, et voyons s’il y en a quelques-uns qui soient en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher ; mais s’il est vrai que je n’aie point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir ; mais on ne peut aussi sentir sans le corps : outre que j’ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j’ai reconnu à mon réveil n’avoir point en effet senties. Un autre est de penser ; et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que le cesserais en même temps d’être ou d’exister. Je n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? J’exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ; je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres ; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et imaginer, puisque j’ai supposé que tout cela n’était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être certain que je suis quelque chose.

§8. Mais aussi peut-il arriver que ces mêmes choses, que je suppose n’être point, parce qu’elles me sont inconnues, ne sont point en effet différentes de moi, que je connais ? Je n’en sais rien ; je ne dispute pas maintenant de cela, je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues : j’ai reconnu que j’étais, et je cherche quel je suis, moi que j’ai reconnu être. Or il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connue ; ni par conséquent, et à plus forte raison, d’aucunes de celles qui sont feintes et inventées par l’imagination. Et même ces termes de feindre et d’imaginer m’avertissent de mon erreur ; car je feindrais en effet, si j’imaginais être quelque chose, puisque imaginer n’est autre chose que contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle. Or je sais déjà certainement que je suis, et que tout ensemble il se peut faire que toutes ces images-là, et généralement toutes les choses que l’on rapporte à la nature du corps, ne soient que des songes ou des chimères. En suite de quoi je vois clairement que j’aurais aussi peu de raison en disant : j’exciterai mon imagination pour connaître plus distinctement qui je suis, que si je disais : je suis maintenant éveillé, et j’aperçois quelque chose de réel et de véritable ; mais, parce que je ne l’aperçois pas encore assez nettement, je m’endormirai tout exprès, afin que mes songes me représentent cela même avec plus de vérité et d’évidence. Et ainsi, je reconnais certainement que rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de l’imagination, n’appartient à cette connaissance que j’ai de moi-même, et qu’il est besoin de rappeler et détourner son esprit de cette façon de concevoir, afin qu’il puisse lui-même reconnaître bien distinctement sa nature.

§9. Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins entends et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veux et désire d’en connaître davantage, qui ne veux pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses, même quelquefois en dépit que j’en aie, et qui en sens aussi beaucoup, comme par l’entremise des organes du corps ? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu’il est certain que je suis, et que j’existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m’a donné l’être se servirait de toutes ses forces pour m’abuser ? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu’on puisse dire être séparé de moi-même ? Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. Et j’ai aussi certainement la puissance d’imaginer ; car encore qu’il puisse arriver (comme j’ai supposé auparavant) que les choses que j’imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance d’imaginer ne laisse pas d’être réellement en moi, et fait partie de ma pensée. Enfin je suis le même qui sens, c’est-à-dire qui reçois et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu’en effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu’il soit ainsi ; toutefois, à tout le moins il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appel-le sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser. D’où je commence à connaître quel je suis, avec un peu plus de lumière et de distinction que ci-devant.

DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641), Méditation Seconde, §§ 7-9

Une lecture commentée, par les TL (2017) :

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La science peut-elle expliquer ce que perçoit l’esprit ?

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Marie est une brillante scientifique qui est forcée, peu importe pour quelle raison, d’étudier le monde depuis une chambre noire et blanche par le moyen d’un écran de télévision en noir et blanc. Elle se spécialise dans la neurophysiologie de la vision et nous supposerons qu’elle acquiert toutes les informations physiques qu’il y a à recueillir sur ce qui se passe quand on voit des tomates mûres ou le ciel, et quand nous utilisons des termes comme « rouge », « bleu », etc. Par exemple, elle découvre quelle combinaison de longueurs d’onde provenant du ciel stimule la rétine, et comment exactement cela produit, via le système nerveux central, la contraction des cordes vocales et l’expulsion d’air des poumons qui aboutissent à la prononciation de la phrase : « Le ciel est bleu ». (…)

Que se produira-t-il quand Marie sortira de sa chambre noire et blanche ou si on lui donne un écran de télévision couleur ? Apprendra-t-elle quelque chose, ou non ? Il semble tout à fait évident qu’elle apprendra quelque chose sur le monde et sur notre expérience visuelle du monde.

Frank JACKSON, “Ce que Marie ne savait pas” (1986)

Parfit : Peut-on se téléporter en restant soi-même ?

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Supposez que vous entriez dans une cabine dans laquelle, quand vous appuyez sur un bouton, un scanner enregistre l’état de toutes les cellules de votre cerveau et de votre corps, en détruisant ces derniers par la même occasion. Cette information est ensuite transmise à la vitesse de la lumière à quelque autre planète, sur laquelle un duplicateur produit une copie organique parfaite de vous-même. Puisque le cerveau de votre Réplique est exactement similaire au vôtre, il aura l’impression de se souvenir d’avoir vécu votre vie jusqu’au moment où vous avez appuyé sur le bouton ; sa personnalité sera exactement comme la vôtre, et il sera sous chaque autre aspect en continuité psychologique avec vous.

Plusieurs auteurs prétendent que si vous choisissez d’être télétransportés, parce que vous pensez que c’est le mode de transport le plus rapide, vous faites une terrible erreur. Ce n’est pas un mode de transport, mais une façon de mourir. Vous pouvez vous consoler à la perspective qu’après votre mort, votre Réplique pourra finir le livre que vous êtes en train d’écrire, jouer le rôle de parent pour vos enfants, etc. Mais […] vous ne voulez pas seulement qu’il y ait une continuité psychologique entre vous et quelque personne future. Vous voulez être cette personne future. Selon la théorie du Faisceau, un tel fait additionnel n’existe pas. Vous voulez que la personne sur Mars soit vous en un sens particulièrement intime, mais aucune personne future ne sera jamais vous en ce sens. Il s’ensuit que du point de vue de vos croyances naturelles, même la survie ordinaire est presque aussi terrible que la télétransportation. La survie ordinaire est à peu près aussi terrible que le fait d’être détruit et d’avoir une Réplique.

Derek PARFIT, Les esprits divisés et la nature des personnes (1987)

Questions :

  • Qu’est-ce qui est transmis exactement entre le scanner et le duplicateur ?
  • Si l’on suppose que le Moi est une substance permanente, est-il conservé à l’autre bout du téléporteur ?
  • Si l’on suppose que le Moi est une construction psychologique, est-il conservé à l’autre bout du téléporteur ?
  • Que nous apprend cette expérience hypothétique sur la façon dont nous nous représentons le Moi ?

Berkeley : La matière pourrait-elle n’être qu’une perception de l’esprit ?

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Je vois certes une cerise, je la touche, je la goûte ; je suis sûr qu’un rien ne saurait être vu, ni touché, ni goûté ; la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de mollesse, d’humidité, de rougeur, d’acidité, et vous ôtez la cerise, puisqu’elle n’est en rien distincte de ces sensations. La cerise, vous dis-je, n’est rien qu’un monceau d’impressions sensibles ou d’idées perçues par les différents sens ; lesquelles idées sont unies en une seule chose par l’esprit ; parce qu’elles se montrent à l’observation s’accompagnant les unes les autres. Ainsi, quand le palais est affecté d’une saveur particulière, la vue, elle, est affectée d’une couleur rouge, le toucher de mollesse, de rondeur, et ainsi de suite. De là vient que quand je vois, que je touche et que je goûte de diverses manières déterminées, je suis sûr que la cerise existe, ou qu’elle est réelle ; sa réalité, d’après moi, n’est rien d’abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous voulez désigner une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, alors je l’avoue, ni vous, ni moi, ni personne au monde, ne pourrons être sûrs qu’elle existe.

BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713), III, 249

Questions :

  • Puis-je percevoir directement la matière qui m’envoie différentes sensations ?
  • Peut-on définir la réalité en-dehors de toute perception ?
  • Si personne ne peut être sûr que la matière existe, est-il plus simple de nier son existence ?

 

Descartes : L’esprit peut-il concevoir ce qu’est la matière ?

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§10. Mais je ne me puis empêcher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pensée, et qui tombent sous le sens, ne soient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l’imagination : quoiqu’en effet ce soit une chose bien étrange, que des choses que je trouve douteuses et éloignées, soient plus clairement et plus facilement connues de moi, que celles qui sont véritables et certaines, et qui appartiennent à ma propre nature. Mais je vois bien ce que c’est : mon esprit se plaît de s’égarer, et ne se peut encore contenir dans les justes bornes de la vérité. Relâchons-lui donc encore une fois la bride, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement régler et conduire. Continuer la lecture