Platon : le véritable artiste doit-il se contrôler ?

SOCRATE – La troisième forme de possession et de folie est celle qui vient des Muses. Lorsqu’elle saisit une âme tendre et vierge, qu’elle l’éveille et qu’elle la plonge dans une transe bachique qui s’exprime sous forme d’odes et de poésies de toutes sortes, elle fait l’éducation de la postérité en glorifiant par milliers les exploits des anciens. Mais l’homme qui, sans avoir été saisi par cette folie dispensée par les Muses, arrive aux portes de la poésie avec la conviction que, en fin de compte, l’art suffira à faire de lui un poète, celui-là est un poète manqué ; de même, devant la poésie de ceux qui sont fous, s’efface la poésie de ceux qui sont dans leur bon sens.
Tu vois tous les beaux effets — et ce ne sont point les seuls — que je suis en mesure de mettre au compte d’une folie dispensée par les dieux.

PLATON, Phèdre, 245ab

Questions :

  • Selon Platon, qu’est-ce qui différencie le véritable poète du poète manqué ?
  • Le poète doit-il se contrôler, selon Platon ?

Bergson : Le langage nous aide-t-il à percevoir le réel ?

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La trahison des images, de René Magritte (1929)

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Continuer la lecture

Kant : Est-il moral de réclamer vengeance ?

Tout acte qui porte atteinte au droit d’un homme mérite un châtiment à la faveur duquel le crime est vengé dans la personne de celui qui l’a accompli. Or le châtiment n’est pas un acte relevant de l’autorité privée de l’offensé, mais c’est un acte d’une cour de justice distincte de lui ; et si nous considérons les hommes dans un état juridique, mais qui soit établi selon les seules lois de la raison, personne n’a le droit d’infliger des châtiments, ni de venger une offense subie par des hommes, si ce n’est celui qui est aussi le suprême législateur moral, et seul lui (c’est-à-dire Dieu) peut dire : “La vengeance m’appartient ; c’est moi qui ferait payer.”
C’est donc un devoir de vertu, non seulement même de ne pas faire de la haine, par simple vengeance, une réponse à l’hostilité des autres, mais encore de ne pas faire appel pour se venger au juge du monde – en partie parce que l’homme a accumulé sur lui assez de fautes dont il est responsable pour avoir lui-même fortement besoin d’être pardonné, en partie et avant tout parce qu’aucun châtiment, émanant de qui que ce soit, ne doit être infligé par haine. Raison pour laquelle le pardon est un devoir de l’homme.
KANT, Métaphysique des moeurs. Doctrine de la vertu (1797), I, II, §36, pp.330-331

Etude philosophique de la série “The Leftovers”

Planning des interventions :

Jeudi 23 mars 2017

  • LACROIX Ninon, MONGENIE Ayrton : La frontière entre fiction et réalité
  • ANTOINE Salomé : L’image du cerf dans la série
  • DUVAL Clément : La figure du bouc-émissaire
  • COUTARD Paul : Approuver ou désapprouver la violence ?
  • BERGEROT Clémence : Faut-il tuer pour réguler ?
  • HUMBERT Heloise : Le refoulement chez Kevin Garvey
  • EZVAN Emma : Faut-il dénoncer les mauvaises actions des disparus ?

Jeudi 30 mars 2017

  • MATET Célie : Comment gérer l’oubli ?
  • MONNERY Alice : Présence des absents & absence des présents
  • URIBE Daniel : Recréer les corps de nos proches ?
  • LBAKHAR Imane, PONS Daphné : L’esprit humain peut-il tout expliquer?
  • SAINT-CAST Suzanne : Comment garder la foi ?
  • MATUSZEWSKI Léonie : Jusqu’où rester fidèle à ses principes ?
  • MEYER Apolline : Comment concilier sa foi et ses relations avec les autres ?

Kant : Ma conscience morale m’autorise-t-elle à faire tout ce que je veux ?

Tout homme a une conscience morale et se trouve observé, menacé et, en général, tenu en respect par un juge intérieur, et cette puissance qui, en lui, veille sur les lois n’est pas quelque chose qu’il se forge lui-même, mais elle est incorporée dans son être. Elle le suit comme son ombre s’il songe à lui échapper. Il peut certes par des plaisirs et des distractions se rendre insensible ou s’endormir, mais il ne peut éviter par la suite de revenir à soi-même ou de se réveiller dès qu’il perçoit la voix terrible de cette conscience. Au demeurant peut-il en arriver à l’extrême infamie où il ne se préoccupe plus du tout de cette voix, mais il ne peut du moins éviter de l’entendre.
Cette originaire disposition intellectuelle et morale qu’on appelle conscience possède en elle-même cette particularité que, bien que ne soit en jeu dans cette affaire que le rapport de l’homme avec lui-même, il se voit pourtant forcé par sa raison d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne. Car il s’agit ici de conduire une cause judiciaire devant un tribunal. Mais considérer celui qui est accusé par sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge, c’est se forger une représentation absurde d’une cour de justice, dans la mesure où, dans ce cas, l’accusateur perdrait toujours. De là vient que, si elle ne doit pas entrer en contradiction avec elle-même, la conscience morale de l’homme doit nécessairement concevoir, comme juge de ses actions, un autre qu’elle-même.
KANT, Métaphysique des moeurs. Doctrine de la vertu (1797), I, I, §13, pp.295-296

Kant / Constant : Avons-nous toujours le devoir de dire la vérité ?

Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas  réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. (…)

Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n’en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Il faut donc chercher le moyen d’application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui.

Voilà, ce me semble, le principe devenu applicable. En le définissant, nous avons découvert le lien qui l’unissait à un autre principe, et la réunion de ces deux principes nous a fourni la solution de la difficulté qui nous arrêtait.

Benjamin CONSTANT, Des réactions politiques (1796), VIII


La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il puisse en résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge. En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.

Le mensonge bien intentionné, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard, devenir punissable aux yeux des lois civiles. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en résulter ; mais êtes-vous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après avoir loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, que celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement sorti (à votre insu), il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.

KANT, “D’un prétendu droit de mentir par humanité” (1797)

Kant : Mentir, est-ce porter atteinte aux autres ou à soi-même ?

La plus grande atteinte portée au devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral, c’est le contraire de la véracité : le mensonge. (…)
Le mensonge est l’oubli et pour ainsi dire l’anéantissement de sa dignité d’homme. Un homme qui ne croit pas lui-même ce qu’il dit à un autre a encore moins de valeur que s’il était une simple chose ; car de la propriété que possède cette dernière de pouvoir servir à quelque chose, un autre homme peut en tout cas faire quelque usage, parce que cette chose est une réalité et constitue un donné : en revanche, la communication de ses idées par l’intermédiaire de mots qui contiennent (intentionnellement) le contraire de ce qu’a par là en tête celui qui parle, c’est une fin directement opposée à la finalité naturelle de communiquer ses pensées, par conséquent un renoncement à sa personnalité. (…)
Le mensonge n’a même pas besoin d’être préjudiciable à autrui pour être déclaré répréhensible ; car si tel était le cas, il serait violation du droit d’autrui. La cause peut aussi en être simplement la légéreté, voire la bonté de coeur, et même on peut viser à travers le mensonge un fin réellement bonne : pourtant, l’attitude qui consiste à s’y abandonner constitue, par sa simple forme, un crime de l’homme envers sa propre personne et une indignité qui ne peut que rendre l’individu méprisable à ses propres yeux.
KANT, Métaphysique des moeurs. Doctrine de la vertu (1797), I, I, §9, pp.283-285

Thoreau : Devons-nous obéir aux lois injustes ?

Il existe des lois injustes : devons-nous simplement nous contenter de leur obéir, devons-nous nous efforcer de les amender (1) tout en continuant à leur obéir jusqu’à l’accomplissement de nos projets, ou bien encore devons-nous immédiatement les transgresser ? En règle générale, les hommes qui vivent sous un tel gouvernement estiment qu’il convient d’attendre jusqu’à ce qu’ils aient réussi à persuader la majorité de modifier les lois. Ils pensent que s’ils faisaient acte de résistance, le remède pourrait être pire que le mal. […]

Tant qu’elle se conforme à la majorité, la minorité est impuissante et n’est même plus elle-même. En revanche, elle est irrésistible quand elle met toute sa force à faire de l’obstruction (2). S’il doit choisir entre emprisonner tous les hommes de bien ou mettre un terme à la guerre et à l’esclavage, l’Etat n’hésitera pas longtemps devant une telle alternative. Si mille citoyens décidaient de ne pas payer leurs impôts cette année, ils ne commettraient pas là une action aussi violente et sanglante que celle dont ils se rendent coupables en versant leur contribution pour permettre à l’État de faire acte de violence et de répandre le sang innocent. Telle est, en fait, la définition d’une révolution pacifique. […]

Si le collecteur d’impôts ou tout autre fonctionnaire vient me demander : « Mais que dois-je donc faire ? », je lui répondrai : « Si vous souhaitez réellement faire quelque chose, alors démissionnez. » Lorsque le sujet a refusé son allégeance et que les fonctionnaires ont démissionné, la révolution est accomplie.

Henry David Thoreau, Résistance au gouvernement civil (1849)

(1) amender : modifier en vue d’améliorer

(2) obstruction : manœuvre destinée à empêcher ou à retarder