Rousseau : L’Etat a-t-il le droit de condamner à mort un citoyen ?

On demande comment les particuliers n’ayant point droit de disposer de leur propre vie peuvent transmettre au souverain ce même droit qu’ils n’ont pas ? Cette question ne paraît difficile à résoudre que parce qu’elle est mal posée. Tout homme a droit de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie soit coupable de suicide ? A-t-on même jamais imputé ce crime à celui qui périt dans une tempête dont en s’embarquant il n’ignorait pas le danger ?

Le traité social a pour fin la conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Qui veut conserver sa vie aux dépens des autres doit la donner aussi pour eux quand il faut. Or le citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose, et quand le Prince lui a dit : Il est expédient à l’Etat que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sûreté jusqu’alors, et que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l’Etat.

La peine de mort infligée aux criminels peut être envisagée à peu près sous le même point de vue : c’est pour n’être pas la victime d’un assassin que l’on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie on ne songe qu’à la garantir, et il n’est pas à présumer qu’aucun des contractants prémédite alors de se faire pendre.

D’ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l’Etat est incompatible avec la sienne, il faut qu’un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les preuves et la déclaration qu’il a rompu le traité social, et par conséquent qu’il n’est plus membre de l’Etat. Or comme il s’est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel ennemi n’est pas une personne morale, c’est un homme, et c’est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.

Mais, dira-t-on, la condamnation d’un criminel est un acte particulier. D’accord ; aussi cette condamnation n’appartient-elle point au souverain ; c’est un droit qu’il peut conférer sans pouvoir l’exercer lui-même.

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), II, chapitre 5 “Du droit de vie et de mort”, §§1-5

Questions :

  1. Selon Rousseau, les citoyens qui signent le pacte social engagent-ils leur vie ? Justifiez.

  2. Expliquez « c’est pour n’être pas la victime d’un assassin que l’on consent à mourir si on le devient ». De quel type de justification s’agit-il ?

  3. Pourquoi est-il légitime selon Rousseau d’invoquer le droit de la guerre contre un citoyen ? Expliquez.

Une explication orale proposée par Estelle, Caroline, Louise et Amélie (TL, 2017) :

Pour approfondir :

Rousseau : La majorité peut-elle prendre de mauvaises décisions ?

Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal.

Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale.

Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues*, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’Etat ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), II, chapitre 3 “Si la volonté générale peut errer”

* “brigue” : quand un groupe particulier organise des manoeuvres et exerce une pression sur le pouvoir pour servir ses propres intérêts, comme un “lobby”, groupe de pression à l’époque moderne.

Questions :

  1. Quel est le paradoxe du désir individuel ? Expliquez.

  2. Expliquez « Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe » en définissant les verbes soulignés.

  3. Comment Rousseau définit-il la « volonté générale » ? Reformulez.

  4. Quel danger Rousseau dénonce-t-il en démocratie ? Expliquez.

Une explication orale, proposée par Cassandra, Flora et Coline :

Rousseau : Le peuple doit-il se faire représenter ?

La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l’Etat selon la fin de son institution, qui est le bien commun : car si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée.

Je dis donc que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.

En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant ; car la volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté générale à l’égalité. Il est plus impossible encore qu’on ait un garant de cet accord quand même il devrait toujours exister ; ce ne serait pas un effet de l’art mais du hasard. Le souverain peut bien dire : Je veux actuellement ce que veut un tel homme ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire : Ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore ; puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit.

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), II, chapitre 1 “Que la souveraineté est inaliénable”

Questions :

  1. Pourquoi la société a-t-elle selon Rousseau une fonction paradoxale ? Expliquez.

  2. Comparez l’usage du mot « souverain » dans les paragraphes 1 et 2. Quelle différence ?

  3. Quel type de démocratie Rousseau condamne-t-il ? Justifiez.

  4. Quel est le défaut de toute « volonté particulière » dont parle Rousseau ? Expliquez.

Une explication orale proposée par Clara, Tiphanie et Lola :

 

Pour approfondir :

Rousseau : Faut-il limiter le droit de propriété ?

Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire ; mais l’acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l’exclut de tout le reste. Sa part étant faite il doit s’y borner, et n’a plus aucun droit à la communauté. Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si faible dans l’état de nature, est respectable à tout homme civil. On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n’est pas à soi.

En général, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes. Premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne ; secondement qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister ; en troisième lieu qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui au défaut de titres juridiques doive être respecté d’autrui.

En effet, accorder au besoin et au travail le droit de premier occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut aller ? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit ? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en prétendre aussitôt le maître ? Suffira-t-il d’avoir la force d’en écarter un moment les autres hommes pour leur ôter le droit d’y jamais revenir ? Comment un homme ou un peuple peut-il s’emparer d’un territoire immense et en priver tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu’elle ôte au reste des hommes le séjour et les aliments que la nature leur donne en commun ? Quand Nuñez Balbao prenait sur le rivage possession de la mer du Sud et de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, était-ce assez pour en déposséder tous les habitants et en exclure tous les princes du monde ? Sur ce pied-là ces cérémonies se multipliaient assez vainement, et le Roi catholique n’avait tout d’un coup qu’à prendre de son cabinet possession de tout l’univers ; sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui était auparavant possédé par les autres princes.

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), I, chapitre 9 “Du domaine réel”, §§2-4

Questions :

  1. Entre le droit du premier occupant et le droit de propriété, lequel est le plus avantageux ? Justifiez.

  2. A l’état de nature, à qui appartient légitimement la terre selon Rousseau ? Justifiez.

  3. Justifiez les 2e et 3e critères de propriété formulés par Rousseau.

  4. Expliquez les principales critiques formulées par Rousseau dans le dernier paragraphe.

Une explication orale proposée par Agathe, Antoine et Chloé (TL, 2017) :

Une autre explication orale proposée par Farah, Nina, Claire & Maxine (TL, 2018)

 

Pour approfondir :

Rousseau : L’Etat peut-il faire confiance aux citoyens ?

Or le souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours tout ce qu’il doit être.

Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité.

En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l’Etat comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet, injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.

Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), I, chapitre 6 “Du Souverain”, §§5-8

Questions :

  1. Qui doit être le « souverain » dans la société idéale selon Rousseau ? Justifiez.

  2. Pourquoi n’y a-t-il pas de symétrie entre le souverain et les sujets dans une démocratie ? Expliquez.

  3. Pourquoi le raisonnement de l’individu (développé dans le 3e paragraphe) est-il faux ?

  4. Quel problème pose l’expression « forcer chacun à être libre » ? Pourquoi est-ce néanmoins légitime selon Rousseau ?

Une explication orale proposée par Mary, Esther, Amel, Cléa et Elise (TL, 2018)