Bergson : L’art vise-t-il une vérité universelle ?

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Hamlet et Horatio au cimetière devant le fossoyeur qui tient le crâne de Yorick, de Delacroix (1839)

Il suit de là que l’art vise toujours l’individuel. Ce que le peintre fixe sur la toile, c’est ce qu’il a vu en un certain lieu, certain jour, à certaine heure, avec des couleurs qu’on ne reverra pas. Ce que le poète chante, c’est un état d’âme qui fut le sien, et le sien seulement, et qui ne sera jamais plus. Ce que le dramaturge nous met sous les yeux, c’est le déroulement d’une âme, c’est une transe vivante de sentiments et d’événements, quelque chose enfin qui s’est présenté une fois pour ne plus se reproduire jamais. Nous aurons beau donner à ces sentiments des noms généraux ; dans une autre âme ils ne seront plus la même chose. Ils sont individualisés. Par là surtout ils appartiennent à l’art, car les généralités, les symboles, les types même, si vous voulez, sont la monnaie courante de notre perception journalière. D’où vient donc le malentendu sur ce point ? Continuer la lecture

Bergson : L’art nous détourne-t-il de la réalité ?

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Nature morte aux pommes, de Cézanne (1890)

Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Continuer la lecture

Bergson : Pouvons-nous percevoir la réalité telle qu’elle est ?

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Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Continuer la lecture

Rousseau : La musique est-elle comparable avec la peinture ?

Citation

On voit par-là que la peintre est plus près de la nature, et que la musique tient plus à l’art humain. On sent aussi que l’une intéresse plus que l’autre, précisément parce qu’elle rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos semblables. La peinture est souvent morte et inanimée ; elles vous peut transporter au fond d’un désert : mais sitôt que des signes vocaux frappent votre oreille, ils vous annoncent un être semblable à vous ; ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’âme ; et s’ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n’y êtes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante ; et l’on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans se dire à l’instant, Un autre être sensible est ici.

C’est un des grands avantages du musicien, de pouvoir peindre les choses qu’on ne saurait entendre, tandis qu’il est impossible au peintre de représenter celles qu’on ne saurait voir ; et le plus grand prodige d’un art qui n’agit que par le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. Le sommeil, le calme de la nuit, la solitude et le silence même, entrent dans les tableaux de la musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence, et le silence l’effet du bruit, comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone, et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. Mais la musique agit plus intimement sur nous, en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre ; et comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la peinture, dénuée de cette force, ne peut rendre à la musique les imitations que celle-ci tire d’elle. Que toute la nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non-seulement il agitera la mer, animera la flammes d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents ; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), XVI §7-8

Picasso sait-il ce qu’il fait ?

En 1955, le cinéaste Clouzot filme le peintre Picasso en train de créer de nouvelles oeuvres.

Questions :

  • Au début de cette séquence, relevez les formules utilisées par Picasso pour annoncer ce qu’il va peindre. Analysez ces formules : Picasso sait-il ce qu’il va faire ?
  • Tout en visionnant la séquence, essayez de prévoir à quoi devrait ressembler l’oeuvre : le spectateur peut-il savoir ce que l’artiste va faire ? Pourquoi ?
  • Si Picasso est capable de peindre une toile originale en 5 minutes devant la caméra, cela révèle-t-il une inspiration ou un travail ? Quelle part de contrôle a-t-il sur le processus créatif ?

Nietzsche : l’artiste crée-t-il sans travailler ?

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Les artistes ont quelque intérêt à ce qu’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger. Continuer la lecture