Jonas : L’homme doit-il se méfier de la nature ou de la technique ?

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Compte tenu de la puissance colossale de notre technique dans ce domaine il devient d’une aveuglante clarté que la prévention est la principale mission de la responsabilité. Mais ce n’est pas le seul domaine. Notre technique pacifique elle-même, dont bénéficie quotidiennement l’humanité sur la planète, recèle en elle un potentiel de malheur — qui, pour n’être ni intentionnel ni soudain, n’en est pas moins sournois. Il accompagne en conséquence comme une ombre grandissante, les œuvres que cette technique a voulues, et dont elle a eu si souvent besoin.

Le choix plus simple qui consisterait à suspendre toute action nous est ici refusé, car nous devons poursuivre l’exploitation technique de la nature. Comment et dans quelles proportions, telles sont les deux seules questions qui subsistent; de même, celle de savoir si nous sommes maîtres de la nature ou si nous pouvons le devenir est-elle l’une des questions les plus graves en ce qui concerne la liberté humaine. Or tel est bien également l’objet de mes réflexions aujourd’hui.

Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors ? Provient-il de l’élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C’est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l’intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C’est désormais à partir de nous que s’ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque pour l’homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s’agit là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que nous connaissons n’est jamais née d’une impulsion salvatrice commune.

Hans JONAS, “Technique, liberté, obligation” in Une éthique pour la nature (1987)

Marx : Le travail transforme-t-il l’homme ou la nature ?

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Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis à vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.

MARX, Le Capital (1867), I, 3, 7

Un commentaire de ce texte est proposé dans l’émission de France Culture Les chemins de la philosophie (février 2017)

https://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=0df41f5d-7c5a-4395-8779-781e80742dca

Extrait du documentaire Attention danger travail réalisé par Pierre Carles en 2003 :

Descartes : La technique nous promet-elle de dominer la nature ?

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Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous1, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.

Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité soit si remarquable; mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je m’assure qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir, et qu’on se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus.

DESCARTES, Discours de la méthode (1637), VI

Mill : La technique doit-elle suivre la nature ?

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Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est qu’une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu’on pourrait éventuellement considérer qu’ils font partie de l’ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu’on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l’artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie ? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement de suivre la nature. (…)
Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l’art sur la nature : joindre par des ponts des rives que la nature avait séparées, assécher des marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du jour ce que la nature avait enfoui à des profondeurs immenses dans la terre, détourner sa foudre par des paratonnerres, ses inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais louer ces exploits et d’autres similaires, c’est admettre qu’il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir ; c’est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d’ennemi face à l’homme, qui doit user de force et d’ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable, et c’est avouer que l’homme mérite d’être applaudi quand ce peu qu’il obtient dépasse ce qu’on pouvait espérer de sa faiblesse physique comparée à ces forces gigantesques. Tout éloge de la civilisation, de l’art ou de l’invention revient à critiquer la nature, à admettre qu’elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l’homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer.

John Stuart MILLLa nature (1874)

Russell : Faut-il cesser de travailler ?

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[§10] (…) Le loisir est indispensable à la civilisation, et, jadis, le loisir d’un petit nombre n’était possible que grâce au labeur du grand nombre. Mais ce labeur avait de la valeur, non parce que le travail est une bonne chose, mais parce que le loisir est une bonne chose. Grâce à la technique moderne, il serait possible de répartir le loisir de façon équitable sans porter préjudice à la civilisation.

[§11]  La technique moderne a permis de diminuer considérablement la somme de travail requise pour procurer à chacun les choses indispensables à la vie. La preuve en fut faite durant la guerre. Au cours de celle-ci, tous les hommes mobilisés sous les drapeaux, tous les hommes et toutes les femmes affectés soit à la production de munitions, soit encore à l’espionnage, à la propagande ou à un service administratif relié à la guerre, furent retirés des emplois productifs. Malgré cela, le niveau de bien-être matériel de l’ensemble des travailleurs non spécialisés du côté des Alliés était plus élevé qu’il ne l’était auparavant ou qu’il ne l’a été depuis. (…) La guerre a démontré de façon concluante que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations modernes en n’exploitant qu’une part minime de la capacité de travail du monde actuel. Si, à la fin de la guerre, cette organisation scientifique (laquelle avait été mise au point pour dégager un bon nombre d’hommes afin qu’ils puissent être affectés au combat ou au service des munitions) avait été préservée, et si on avait pu réduire à quatre le nombre d’heures de travail, tout aurait été pour le mieux. Au lieu de quoi, on en est revenu au vieux système chaotique où ceux dont le travail était en demande devaient faire de longues journées tandis qu’on abandonnait le reste au chômage et à la faim. Pourquoi ? Parce que le travail est un devoir et que le salaire d’un individu ne doit pas être proportionné à ce qu’il produit, mais proportionné à sa vertu, laquelle se mesure à son industrie.

[§12] On reconnaît la morale de l’État esclavagiste, mais s’appliquant cette fois dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec celles dans lesquelles celui-ci a pris naissance. Comment s’étonner que le résultat ait été désastreux ? Prenons un exemple. Supposons qu’à un moment donné, un certain nombre de gens travaillent à fabriquer des épingles. Ils fabriquent autant d’épingles qu’il en faut dans le monde entier, en travaillant, disons, huit heures par jour. Quelqu’un met au point une invention qui permet au même nombre de personnes de faire deux fois plus d’épingles qu’auparavant. Bien, mais le monde n’a pas besoin de deux fois plus d’épingles : les épingles sont déjà si bon marché qu’on n’en achètera guère davantage même si elles coûtent moins cher. Dans un monde raisonnable, tous ceux qui sont employés dans cette industrie se mettraient à travailler quatre heures par jour plutôt que huit, et tout irait comme avant. Mais dans le monde réel, on craindrait que cela ne démoralise les travailleurs. Les gens continuent donc à travailler huit heures par jour, il y a trop d’épingles, des employeurs font faillite, et la moitié des ouvriers perdent leur emploi. Au bout du compte, la somme de loisir est la même dans ce cas-ci que dans l’autre, sauf que la moitié des individus concernés en sont réduits à l’oisiveté totale,                  tandis que l’autre moitié continue à trop travailler. (…)

[§17] Si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait  assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage (en supposant qu’on ait recours  à un minimum d’organisation rationnelle). Cette idée choque les nantis parce qu’ils sont convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de loisir. En Amérique, les hommes font souvent de longues journées de travail même s’ils sont déjà très à l’aise ; de tels hommes sont naturellement indignés à l’idée que les salariés puissent connaître le loisir, sauf sous la forme d’une rude punition pour s’être retrouvés au chômage. (…)

[§18] Le bon usage du loisir, il faut le reconnaître, est le produit de la civilisation et de l’éducation. Un homme qui a fait de longues journées de travail toute sa vie s’ennuiera s’il est soudain livré à l’oisiveté. Mais sans une somme considérable de loisir  à sa disposition, un homme n’a pas accès à la plupart des meilleures choses de la vie. Il n’y a plus aucune raison pour que la majeure partie de la population subisse cette privation ; seul un ascétisme irréfléchi, qui s’exerce généralement par procuration, entretient notre obsession du travail excessif à présent que le besoin ne s’en fait plus sentir. (…)

[§25] On dira que, bien qu’il soit agréable d’avoir un peu de loisir, s’ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n’aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d’une gaieté et d’un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l’efficacité. L’homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi. Les gens sérieux, par exemple, condamnent continuellement l’habitude d’aller au cinéma, et nous disent que c’est une habitude qui pousse les jeunes au crime. Par contre, tout le travail que demande la production cinématographique est respectable, parce qu’il génère des bénéfices financiers. L’idée que les activités désirables sont celles qui engendrent des profits a tout mis à l’envers. Le boucher, qui vous fournit en viande, et le boulanger, qui vous fournit en pain, sont dignes d’estime parce qu’ils gagnent de l’argent ; mais vous, quand vous savourez la nourriture qu’ils vous ont fournie, vous n’êtes que frivole, à moins que vous ne mangiez dans l’unique but de reprendre des forces avant de vous remettre au travail. De façon générale, on estime que gagner de l’argent, c’est bien, mais que le dépenser, c’est mal. Quelle absurdité, si l’on songe qu’il y a toujours deux parties dans une transaction : autant soutenir que les clés, c’est bien, mais les trous de serrure, non. Si la production de biens a quelque mérite, celui-ci ne saurait résider que dans l’avantage qu’il peut y avoir à les consommer. Dans notre société, l’individu travaille pour le profit, mais la finalité sociale de son travail réside dans la consommation de ce qu’il produit. C’est ce divorce entre les fins individuelles et les fins sociales de la production qui empêche les gens de penser clairement dans un monde où c’est le profit qui motive l’industrie. Nous pensons trop à la production, pas assez à la consommation. De ce fait, nous attachons trop peu d’importance au plaisir et au bonheur simple, et nous ne jugeons pas la production en fonction du plaisir qu’elle procure au consommateur.

[§26] Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. Dans un tel système social, il est indispensable que l’éducation soit poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’est actuellement pour la plupart des gens, et qu’elle vise, en partie, à développer des goûts qui puissent permettre à l’individu d’occuper ses loisirs intelligemment. Je ne pense pas principalement aux choses dites “pour intellos”. Les danses paysannes, par exemple, ont disparu, sauf au fin fond des campagnes, mais les impulsions qui ont commandé à leur développement doivent toujours exister dans la nature humaine. Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc. Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active. (…)

[§29] Dans un monde où personne n’est contraint de travailler plus de quatre heures par jour, tous ceux qu’anime la curiosité scientifique pourront lui donner libre cours, et tous les peintres pourront peindre sans pour autant vivre dans la misère en dépit de leur talent. Les jeunes auteurs ne seront pas obligés de se faire de la réclame en écrivant des livres alimentaires à sensation, en vue d’acquérir l’indépendance financière que nécessitent les œuvres monumentales qu’ils auront perdu le goût et la capacité de créer quand ils seront enfin libres de s’y consacrer. Ceux qui, dans leur vie professionnelle, se sont pris d’intérêt pour telle ou telle phase de l’économie ou du gouvernement, pourront développer leurs idées sans s’astreindre au détachement qui est de mise chez les universitaires, dont les travaux en économie paraissent souvent quelque peu décollés de la réalité. Les médecins auront le temps de se tenir au courant des progrès de la médecine, les enseignants ne devront pas se démener, exaspérés, pour enseigner par des méthodes routinières des choses qu’ils ont apprises dans leur jeunesse et qui, dans l’intervalle, se sont peut-être révélées fausses.[§30] Surtout, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. Il y aura assez de travail à accomplir            pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l’épuisement.                     Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1% qui consacreront leur temps libre à des activités d’intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis  par de vieux pontifes.

Bertrand RUSSELL, Eloge de l’oisiveté (1932)

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Kubrick : La technique est-elle une forme de violence ?

Le film 2001 l’odysée de l’espace (1968) commence par une longue séquence intitulée “L’aube de l’humanité” qui retrace la vie des premiers hominidés et leur découverte de la technique.

Questions :

  • Selon cette séquence, de quelle façon émergent les premières techniques humaines ?
  • A la fin de cette séquence, que montre le montage qui associe l’os et le vaisseau spatial ?

Aristote : Sommes-nous responsables de notre vertu morale ?

En menant une vie relâchée les hommes sont personnellement responsables d’être devenus eux-mêmes relâchés, ou d’être devenus injustes ou intempérants*, dans le premier cas par leur mauvaise conduite, dans le second en passant leur vie à boire ou à commettre des excès analogues : en effet, c’est par l’exercice des actions particulières qu’ils acquièrent un caractère du même genre qu’elles. On peut s’en rendre compte en observant ceux qui s’entraînent en vue d’une compétition ou d’une activité quelconque : tout leur temps se passe en exercices. Aussi, se refuser à reconnaître que c’est à l’exercice de telles actions particulières que sont dues les dispositions de notre caractère est-il le fait d’un esprit singulièrement étroit. En outre, il est absurde de supposer que l’homme qui commet des actes d’injustice ou d’intempérance ne veuille pas être injuste ou intempérant ; et si, sans avoir l’ignorance pour excuse, on accomplit des actions qui auront pour conséquence de nous rendre injuste, c’est volontairement qu’on sera injuste. Il ne s’ensuit pas cependant qu’un simple souhait suffira pour cesser d’être injuste et pour être juste, pas plus que ce n’est ainsi que le malade peut recouvrer la santé, quoiqu’il puisse arriver qu’il soit malade volontairement en menant une vie intempérante et en désobéissant à ses médecins : c’est au début qu’il lui était alors possible de ne pas être malade, mais une fois qu’il s’est laissé aller, cela ne lui est plus possible, de même que si vous avez lâché une pierre vous n’êtes plus capable de la rattraper. Pourtant il dépendait de vous de la jeter et de lancer, car le principe de l’acte était en vous. Ainsi en est-il pour l’homme injuste ou intempérant : au début il leur était possible de ne pas devenir tels, et c’est ce qui fait qu’ils le sont volontairement ; et maintenant qu’ils le sont devenus, il ne leur est plus possible de ne pas l’être.

 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, III, 7, 1114a

* L’intempérant est celui qui se livre à des excès sans pouvoir se modérer.

Picasso sait-il ce qu’il fait ?

En 1955, le cinéaste Clouzot filme le peintre Picasso en train de créer de nouvelles oeuvres.

Questions :

  • Au début de cette séquence, relevez les formules utilisées par Picasso pour annoncer ce qu’il va peindre. Analysez ces formules : Picasso sait-il ce qu’il va faire ?
  • Tout en visionnant la séquence, essayez de prévoir à quoi devrait ressembler l’oeuvre : le spectateur peut-il savoir ce que l’artiste va faire ? Pourquoi ?
  • Si Picasso est capable de peindre une toile originale en 5 minutes devant la caméra, cela révèle-t-il une inspiration ou un travail ? Quelle part de contrôle a-t-il sur le processus créatif ?