Le temps

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Lewis : Comment existe-t-on dans le temps ?

Citation

spacetimeworm

Dire qu’une chose persiste si et seulement si, d’une manière ou d’une autre, elle existe à plusieurs moments du temps ; c’est le terme neutre.

Une chose perdure si et seulement si elle persiste en ayant différentes parties temporelles ou phases, à différents moments, bien qu’aucune de ses parties ne soit entièrement présente à plus d’un moment ; tandis qu’elle endure si et seulement si elle persiste en étant entièrement présente à plus d’un moment.

La perdurance correspond à la façon dont une route persiste dans l’espace en ayant une partie ici, une autre là, et aucune entièrement présente à deux endroits à la fois.

L’endurance correspond à la façon dont un universel, si tant est qu’il y en ait, serait entièrement présent là où et au moment où il est instancié.

David LEWIS, De la pluralité des mondes (1986), pp.309-310

Bergson : La mémoire du passé est-elle coupée de la vie présente ?

La mémoire n’est pas une faculté de classer des souvenirs dans un tiroir ou de les inscrire sur un registre. Il n’y a pas de registre, pas de tiroir, il n’y a même pas ici, à proprement parler, une faculté, car une faculté s’exerce par intermittences, quand elle veut ou quand elle peut, tandis que l’amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. En réalité le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile. Tout au plus des souvenirs de luxe arrivent-ils, par la porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messagers de l’inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. Mais, lors même que nous n’en aurions pas l’idée distincte, nous sentirions vaguement que notre passé nous reste présent. Que sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé ; mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu’une faible part seulement en devienne représentation.

BERGSON, L’évolution créatrice (1907), I, pp.4-5

Questions :

  • A quelle représentation de la mémoire Bergson s’oppose-t-il ?
  • Expliquez en quel sens “notre passé reste présent”.
  • Selon Bergson, la mémoire du passé est-elle nécessaire à la vie ?

Nietzsche : Peut-on vivre dans l’oubli ?

Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie, ni dégoût. C’est là un spectacle éprouvant pour l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur – car il ne désire rien d’autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme l’animal. L’homme demanda peut-être un jour à l’animal : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L’animal voulut répondre et lui dire : « Cela vient de ce que j’oublie immédiatement ce que je voulais dire » – mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet – et l’homme de s’étonner.

Mais il s’étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l’oubli et de toujours rester prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu’il coure, sa chaîne court avec lui. C’est un véritable prodige : l’instant, aussi vite arrivé qu’évanoui, aussitôt échappé du néant que rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix d’un instant ultérieur. (…) Celui-ci dit alors : « Je me souviens », et il envie l’animal qui oublie immédiatement et voit réellement mourir chaque instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui. L’animal, en effet, vit de manière non historique : il se résout entièrement dans le présent comme un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et, apparaissant à chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être que sincère. L’homme, en revanche, s’arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui la jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. (…)

Toute action exige l’oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu’un qu’on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l’animal : mais il est absolument impossible de vivre sans l’oubli.

Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles (1876), II

Questions :

  • D’après le premier paragraphe, qui est le plus heureux : l’homme ou l’animal ?
  • Pourquoi Nietzsche compare-t-il le passé avec un “fardeau” ?
  • Entre la mémoire et l’oubli, lequel est le plus vital selon Nietzsche ? Justifiez.

Augustin : peut-on concevoir le temps tel qu’il est ?

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais que je veuille l’expliquer à celui qui le demande, je ne le sais pas ! Et pourtant – je le dis en toute confiance – je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé, et si rien n’advenait, il n’y aurait pas d’avenir, et si rien n’existait, il n’y aurait pas de temps présent.

Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d’être alors que le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent sans passer au passé,  il ne serait plus le temps mais l’éternité. Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel
qu’en passant au passé, quel mode d’être lui reconnaître, puisque sa raison d’être est de cesser d’être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l’être seulement parce qu’il tend au néant. (…) Enfin, si l’avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que,  où qu’ils soient, ils n’y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s’ils y sont, futur il n’y est pas encore, passé il n’y est plus. Où donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils n’y sont que présents. Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n’est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d’après ces images qu’elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens. Mon enfance par exemple, qui n’est plus, est dans un passé qui n’est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c’est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire.
En va-t-il de même quand on prédit l’avenir ? Les choses qui ne sont pas encore sont-elles pressenties grâce à des images présentes ? Je confesse, mon Dieu, que je ne le sais pas. Mais je sais bien en tout cas que d’ordinaire nous préméditons nos actions futures et que cette préméditation est présente, alors que l’action préméditée n’est pas encore puisqu’elle est à venir. Quand nous l’aurons entreprise, quand nous commencerons d’exécuter notre projet, alors l’action existera mais ne sera plus à venir, mais présente. (…)

Il est dès lors évident et clair que ni l’avenir ni le passé ne sont et qu’il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais qu’il serait exact de dire : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent de l’avenir. Il y a en effet dans l’âme ces trois modalités du temps, et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent  du présent, c’est la perception ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. Si l’on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu’il y en a trois.

AUGUSTIN, Confessions, livre XI, 14, 18, 20