Adorno : Les opinions d’un individu sont-elles sans intérêt ?

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Avoir une opinion, c’est affirmer, même de façon sommaire, la validité d’une conscience subjective limitée dans son contenu de vérité. La manière dont se présente une telle opinion peut être vraiment anodine. Lorsque quelqu’un dit qu’à son avis, le nouveau bâtiment de la faculté a sept étages, cela peut vouloir dire qu’il a appris cela d’un tiers, mais qu’il ne le sait pas exactement. Mais le sens est tout différent lorsque quelqu’un déclare qu’il est d’avis quant à lui que les Juifs sont une race inférieure de parasites, comme dans l’exemple éclairant cité par Sartre de l’oncle Armand qui se sent quelqu’un parce qu’il exècre les Anglais. Dans ce cas, le “je suis d’avis” ne restreint pas le jugement hypothétique, mais le souligne. Lorsqu’un tel individu proclame comme sienne une opinion aussi rapide, sans pertinence, que n’étaye aucune expérience, ni aucune réflexion, il lui confère – même s’il la limite apparemment – et par le fait qu’il la réfère à lui-même en tant que sujet, une autorité qui est celle de la profession de foi. Et ce qui transparaît, c’est qu’il s’implique corps et âme; il aurait donc le courage de ses opinions, le courage de dire des choses déplaisantes qui ne plaisent en vérité que trop. Inversement, quand on a affaire à un jugement fondé et pertinent mais qui dérange, et qu’on n’est pas en mesure de réfuter, la tendance est tout aussi répandue à le discréditer en le présentant comme une simple opinion. (…)

L’opinion s’approprie ce que la connaissance ne peut atteindre pour s’y substituer. Elle élimine de façon trompeuse le fossé entre le sujet connaissant et la réalité qui lui échappe. (…) C’est pourquoi il ne suffit ni à la connaissance ni à une pratique visant à la transformation sociale de souligner le non-sens d’opinions d’une banalité indicible, qui font que les hommes se soumettent à des études caractérologiques et à des pronostics qu’une astrologie standardisée et commercialement de nouveau rentable rattache aux signes du zodiaque. Les hommes ne se ressentent pas Taureau ou Vierge parce qu’ils sont bêtes au point d’obéir aux injonctions des journaux qui sous-entendent qu’il est tout naturel que cela signifie quelque chose, mais parce que ces clichés et les directives stupides pour un art de vivre qui se contentent de recommander ce qu’ils doivent faire de toute façon, leur facilitent – même si ce n’est qu’une apparence – les choix à faire et apaisent momentanément leur sentiment d’être étrangers à la vie, voire étrangers à leur propre vie.

La force de résistance de l’opinion pure et simple s’explique par son fonctionnement psychique. Elle offre des explications grâce auxquelles on peut organiser sans contradictions la réalité contradictoire, sans faire de grands efforts. A cela s’ajoute la satisfaction narcissique que procure l’opinion passe-partout, en renforçant ses adeptes dans leur sentiment d’avoir toujours su de quoi il retourne et de faire partie de ceux qui savent.

Theodor W. ADORNO, Modèles critiques (1965), “Opinion, illusion, société”, pp.114-119

Questions de compréhension :

  • Au début du texte, Adorno distingue deux types d’opinions : expliquez la différence. Laquelle des deux est la plus forte ?
  • Quel est l’intérêt des opinions astrologiques selon Adorno ? Expliquez.
  • Pourquoi avons-nous besoin d’opinion selon Adorno ? Expliquez.

Descartes : Peut-on corriger l’illusion amoureuse ?

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Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche * ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection * qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’en ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d’avoir considéré le mérite, de la personne pour laquelle nous nous sentons émus.

DESCARTES, Lettre à Chanut du 6 juin 1647

* “qui était un peu louche” = qui louchait un peu.

Questions de compréhension :

  • Cette passion amoureuse vécue par Descartes était-elle rationnelle ? Pourquoi ?
  • Pourquoi peut-on appeler ce désir une “illusion” ?
  • Par quel moyen Descartes affirme-t-il s’être débarrassé de cette passion ?

Spinoza : Les hommes ont-ils besoin de croire à certains préjugés ?

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Partout où l’occasion m’en a été donnée, j’ai eu soin d’écarter les préjugés qui pouvaient empêcher de comprendre mes démonstrations ; mais comme il reste encore beaucoup de préjugés qui pouvaient et peuvent empêcher encore – et même au plus haut point – les hommes de saisir l’enchaînement des choses comme je l’ai expliqué, j’ai pensé qu’il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l’examen de la raison. D’ailleurs, tous les préjugés que j’entreprends de signaler ici dépendent d’un seul : les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin, et bien plus, ils considèrent comme certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d’une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l’homme, mais il a fait l’homme pour en recevoir un culte.
C’est donc ce seul préjugé que je considérerai d’abord, en cherchant en premier lieu pourquoi la plupart des hommes se plaisent à ce préjugé et pourquoi ils sont tous naturellement enclins à l’adopter ; j’en montrerai ensuite la fausseté, et enfin je montrerai comment en sont issus les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et à la faute, à la louange et au blâme, à l’ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et aux autres choses de même genre.

Ce n’est cependant pas le moment de déduire ces choses de la nature de l’esprit humain. Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience. D’où il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les ignorent. Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, c’est-à-dire en vue de l’utile qu’ils désirent ; d’où il résulte qu’ils ne cherchent jamais à savoir que les causes finales* des choses une fois achevées, et que, dès qu’ils en ont connaissance, ils trouvent le repos, car alors ils n’ont plus aucune raison de douter.
S’ils ne peuvent avoir connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu’à se retourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins qui les déterminent d’habitude à des actions semblables, et à juger ainsi nécessairement, d’après leur naturel propre, celui d’autrui. En outre, ils trouvent en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme, par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s’alimenter, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent donc par considérer toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre. Et comme ils savent que ces moyens, ils les ont trouvés, mais ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu’il y a quelqu’un d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage.
Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu’elles se fussent faites elles-mêmes ; mais, pensant aux moyens qu’ils ont l’habitude d’agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu’il y a un ou plusieurs maîtres de la Nature, doués de la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n’ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger d’après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout à l’usage des hommes, pour se les attacher et être grandement honorés par eux. D’où il résulta que chacun d’eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu, afin que Dieu l’aimât plus que tous les autres et mît la Nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité.

Ainsi, ce préjugé est devenu superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de chercher de toutes ses forces à comprendre les causes finales* de toutes choses et à les expliquer. Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela nous conduit ! Parmi tant d’avantages qu’offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable d’inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements avaient pour origine l’irritation des Dieux devant les offenses que leur avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et quoique l’expérience s’inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât par d’infinis exemples que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n’ont pas cependant renoncé à ce préjugé invétéré : il leur a été, en effet, plus facile de classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l’usage, et de garder ainsi leur état actuel et inné d’ignorance, que de ruiner toute cette construction et d’en inventer une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l’intelligence humaine ; et cette seule raison, certes, eût suffi pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s’occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité.

SPINOZA, Ethique (1677), livre I, Appendice

* “cause finale” : selon Aristote c’est la “cause” en vue de laquelle on agit, autrement dit la fin, le but poursuivi par l’agent.

Questions de compréhension :

  • Quel préjugé fondamental Spinoza tient-il à réfuter ? Donnez un exemple mettant à l’oeuvre ce préjugé.
  • Décrivez en quelques étapes comment naissent les préjugés selon Spinoza.
  • Comment ce préjugé devient-il superstition ? Expliquez.

Alain : Faut-il se tromper pour atteindre la vérité ?

Citation

Quiconque pense commence toujours par se tromper. L’esprit juste se trompe d’abord tout autant qu’un autre ; son travail propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la première esquisse. Mais il faut une première esquisse ; il faut un contour fermé. L’abstrait est défini par là. Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. On comprend que le liseur ne regarde pas à une lettre, et que, par un fort préjugé il croit toujours l’avoir lue, même quand il n’a pas pu la lire, et si elle manque, il n’a pas pu la lire. Descartes disait bien que c’est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est elle-même généreuse ; elle va à pardonner l’erreur ; et il est vrai qu’à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon opinion, un sot n’est point tant un homme qui se trompe qu’un homme qui répète des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées.

ALAIN, Vigiles de l’esprit, 6 août 1921

Questions de compréhension :

  • Dans quel cas l’erreur peut-elle devenir problématique ? Expliquez.
  • Expliquez pourquoi “toutes nos vérités (…) sont des erreurs redressées”. Où est le paradoxe ?
  • Selon Alain, l’erreur doit-elle être considérée comme une faute impardonnable ? Justifiez.

Alain : Avons-nous des raisons d’avoir des préjugés ?

Citation

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions ; la haine aime à préjuger mal ; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis ; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules ; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manoeuvre contre l’esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.

ALAIN, Définitions in Les Arts et les Dieux (1953), p. 1081

Questions de compréhension :

  • Alain propose d’abord 4 origines possibles du préjugé : quel est leur point commun ? Sommes-nous prêts à nous en passer ? Pourquoi ?
  • Quelle est cette “idée juste” sur laquelle repose aussi le préjugé ? Reformulez cette idée : en quoi peut-on la qualifier de “juste” ?
  • Comment une “noble passion” peut-elle se transformer en “fanatisme” ? Expliquez le raisonnement.