Plantinga : la liberté humaine disculpe-t-elle Dieu de l’existence du mal ?

Dieu m’a-t-il rendu libre de choisir du porridge ?

Face au problème de l’existence du mal, Plantinga propose dans ce texte la défense de Dieu par le libre arbitre :

A un temps t dans un futur proche, Maurice sera libre à l’égard d’une action sans importance – disons, prendre du porridge lyophilisé pour son petit déjeuner. C’est-à-dire qu’au temps t Maurice sera libre de prendre du porridge mais aussi libre de prendre autre chose – par exemple des Weetabix. Ensuite, supposez qu’on considère E’, un état de choses inclus dans le monde actuel, et qui inclut le fait que Maurice soit libre au temps t de prendre du porridge et libre de ne pas en prendre. (…) Il ne fait pas de doute que Dieu sait ce que Maurice fera au temps t, si E’ est le cas ; c’est-à-dire que Dieu sait que l’un de ces deux conditionnels est vrai :

(1) Si E’ devait être le cas, Maurice prendrait librement du porridge,

ou

(2) si E’ devait être le cas, Maurice s’abstiendrait librement de prendre du porridge.

Donc ou bien Dieu sait que (1) est vraie, ou alors Il sait que (2) est vraie. Supposons que ce soit (1). Alors il y a un monde possible que Dieu, bien que tout-puissant, ne peut pas créer. (…)

Nous voyons que ce qui détermine s’il est ou non au pouvoir de Dieu d’actualiser ce monde, c’est ce que Maurice ferait s’il était libre dans une certaine situation. Ainsi donc, il y a toute une série de mondes possibles tels que c’est en partie à Maurice qu’il revient de déterminer si Dieu peut les actualiser. C’est, bien sûr, à Dieu qu’il revient de déterminer s’Il crée Maurice ou non, et c’est à Dieu également qu’il revient de déterminer s’Il le crée libre ou non à l’égard de l’action de prendre du porridge au temps t. Mais s’il crée Maurice et s’il le crée libre à l’égard de cette action, alors c’est à Maurice qu’il revient de déterminer s’il accomplit ou non l’action – pas à Dieu.

Alvin PLANTINGA, “Dieu, la liberté et le mal” (1974)

Dostoievski : Si Dieu existe, comment le mal est-il possible ?

Le Caravage, Le sacrifice d’Isaac (1603) Pourquoi Dieu a-t-il demandé à Abraham de sacrifier son fils ?

Pendant qu’il est encore temps, je me hâte de me défendre, c’est pourquoi je repousse résolument l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas une seule petite larme de ce petit enfant tourmenté qui se frappait la poitrine de son petit poing et priait le « bon Dieu » dans son trou puant ! Elle ne vaut pas ces petites larmes qui sont restées sans rachat et qui doivent être rachetées, sinon il n’y a pas d’harmonie possible. Mais comment les rachèteras-tu ? Est-ce vraiment possible ? Veux-tu dire qu’elles seront vengées ? Mais que ferai-je de cette vengeance, moi, quel besoin ai-je de l’enfer pour les bourreaux, quelle réparation l’enfer peut-il offrir quand les victimes sont déjà mortes dans les souffrances ? Et comment parler d’harmonie s’il existe un enfer ? Je veux pardonner et embrasser, je ne veux plus de souffrances. Et si les souffrances des enfants servent à compléter la somme des souffrances nécessitées par l’achat de la vérité, alors j’affirme d’ores et déjà que la vérité ne vaut pas ce prix. Et puis je ne veux pas, tout simplement, que la mère embrasse le bourreau qui fit déchirer son enfant par les chiens ! Elle n’a pas le droit de pardonner !

DOSTOIEVSKI, Les Frères Karamazov (1880) 2ème partie, livre V, chapitre IV

Paley : L’organisation du monde implique-t-elle l’existence d’un Dieu ?

Si je vois des traces de pas, cela suppose-t-il qu’un homme soit passé par là ?

« Si en traversant un désert, je marche sur une pierre, et que je me demande comment cette pierre se trouve là, je pourrais en rendre compte d’une manière passablement satisfaisante, en disant que de tout temps cette pierre a été dans ce lieu. […]

Supposons qu’au lieu d’une pierre, j’eusse trouvé une montre, la réponse qu’elle a été de tout temps dans le même endroit ne serait pas admissible. Cependant, pourquoi cette différence ? Pourquoi la même réponse n’est elle pas applicable ? Parce qu’à l’examen de cette machine je découvre, ce que je n’avais pas pu découvrir dans la pierre, à savoir : que ses diverses parties sont faites les unes pour les autres, et dans un certain but ; que ce but est le mouvement, et que ce mouvement tend à nous indiquer les heures. […]

Une fois le mécanisme saisi, la conséquence des faits me parait évidente. Il faut que cette machine ait été faite par un ouvrier : il faut qu’il ait existé un ouvrier, ou plusieurs, qui aient eu en vue le résultat que j’observe, lorsqu’ils ont fabriqué cette montre. »

William PALEY, Théologie naturelle (1803), pp. 1-3

Questions :

  • Peut-il exister une montre s’il n’existe aucun horloger ?
  • Quel type de raisonnement utilise Paley pour affirmer l’existence d’un Dieu ?
  • Ce raisonnement est-il valide ?

Diderot : Le comédien doit-il croire à son illusion ?

Le Premier : [Quelles] sont les qualités premières d’un grand comédien ? Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à jouer toute sorte de caractères et de rôles.

Le Second : Nulle sensibilité !

Le Premier : Nulle. (…) Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. (…)
Tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment que vous vous y trompez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace. Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps.
Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous triste ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition de comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas.

DIDEROT, Paradoxe sur le comédien (1773)

Saint-Albine : Le comédien doit-il croire à son illusion ?

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Gena ROWLANDS dans Opening Night (1978) de John CASSAVETES

Les acteurs tragiques veulent-ils nous faire illusion ? Ils doivent se la faire à eux-mêmes. Il faut qu’ils s’imaginent être, qu’ils soient effectivement ce qu’ils représentent, et qu’un heureux délire leur persuade que ce sont eux qui sont trahis, persécutés. Il faut que cette erreur passe de leur esprit à leur cœur, et qu’en plusieurs occasions un malheur feint leur arrache des larmes véritables.

Rémond de Saint-Albine, Le Comédien (1747), II, I, 3

Radford : Comment pouvons-nous être émus par une fiction ?

Supposons que nous lisions un récit des terribles souffrances éprouvées par un groupe de personnes. Si nous avons un peu d’humanité, nous serons vraisemblablement émus par notre lecture. Le récit va probablement éveiller ou réveiller des sentiments de colère, d’horreur, de consternation ou de violence et, si nous avons des âmes sensibles, nous pouvons fort bien être émus jusqu’aux larmes. Nous pouvons même éprouver de la peine.
Supposons maintenant que nous découvrions que ce récit est faux. S’il a été la cause de notre peine, nous ne pouvons pas continuer à l’éprouver. Alors même que le récit a fait son effet, si l’on nous dit qu’il est faux, et que nous en venons à le penser faux, pleurer devient impossible, à moins qu’il ne s’agisse de larmes de rage. Si nous n’apprenons qu’après coup la fausseté du récit, nous nous sentirons bernés, dupés, d’avoir été ainsi émus jusqu’aux larmes. (…)

Disons qu’un de nos amis, un acteur, nous invite à le voir simuler la douleur extrême, l’agonie. Il se tord de douleur et gémit. Si nous savons que ce n’est qu’un jeu, pouvons-nous être émus jusqu’aux larmes ? Sûrement pas. Nous pouvons certes être embarrassés, (…) mais tant que nous sommes convaincus que ce n’est qu’un jeu, qu’il ne souffre pas réellement, ses souffrances ne peuvent pas nous émouvoir ; il semble invraisemblable et même inintelligible que nous puissions être émus jusqu’aux larmes par sa représentation de l’agonie. La seule chose que nous semblons pouvoir faire est peut-être d’applaudir cette mise en scène si elle est réaliste ou convaincante et, à défaut, la critiquer.

RADFORD, “Comment pouvons-nous être émus par le destin d’Anna Karénine ?” (1975)

Essais de pop psychanalyse (2015)

En décembre 2015, les élèves de TES3 ont choisi de travailler sur un objet de culture populaire afin d’en dégager une interprétation psychanalytique.

Avertissement : Ces écrits de pop psychanalyse ne prétendent à aucune exhaustivité ni à aucune perfection, ce sont au sens propre des essais imparfaits, parfois inachevés, mais qui proposent quelques pistes de réflexion à partir de la culture populaire.

Auteurs

Univers choisi

Lien vers l’essai psychanalytique

Antoine Peuvrel et Chéryl Le Saint Les Simpsons https://goo.gl/kVuHd3
Rita Ndombet/ Anne-claire Merzilus Empire https://goo.gl/92aF5p
Marie Lefebvre/Aurelie Mathiere Inception https://goo.gl/hlTq6M
Adrien Lonlas / Vigner Camille Hunger Games https://goo.gl/FeGqm8
Isenbeck Léa Orange is the New Black https://goo.gl/WosPN0
Chery Martha/ Birebent Aurélien/ Lakhdissi Bassma Breaking bad https://goo.gl/3U60rF
Da Cunha Romane The Sea of Tranquility de Katja Millay https://goo.gl/GpZojt
Jillet Manon/Jahier Maëliss/Cayron Camille Millénium https://goo.gl/Q342yY

Ces essais sont ouverts aux commentaires.

Wittgenstein : L’inconscient est-il une hypothèse acceptable ?

La théorie des rêves de Freud : Quelque élément qui survienne dans un rêve, on trouvera qu’il est lié à un désir que l’analyse peut mettre en lumière – voilà ce qu’il entend montrer. Mais ce processus d’association libre est louche : en effet Freud ne montre jamais comment il sait où s’arrêter, il ne montre jamais comment il sait où est la solution correcte. Il dit parfois que la solution ou l’analyse correcte est celle qui satisfait le patient. Parfois il dit que le docteur sait quelle est la solution ou l’analyse correcte du rêve, alors que le patient ne le sait pas : le docteur peut dire que le patient se trompe.

La raison qu’il donne pour dire d’une analyse qu’elle est l’analyse correcte ne paraît pas donner matière à preuve ; non plus que cette proposition selon laquelle les hallucinations, et donc les rêves, sont satisfaction d’un désir. (…)

Avec son analyse, Freud fournit des explications que nombre de gens sont enclins à accepter. Il souligne qu’ils n’y sont pas enclins. Mais si l’explication est telle que les gens ne sont pas enclins à l’accepter, il est hautement probable que c’est aussi un genre d’explication qu’ils sont enclins à accepter. Et c’est là ce que Freud a en fait mis en lumière. Voyez l’idée selon laquelle l’anxiété est toujours, d’une façon ou d’une autre, une répétition de l’anxiété que nous avons éprouvée à la naissance. Il ne l’établit pas en se référant à une preuve – comment le pourrait-il ? Mais voilà une idée qui a un caractère attrayant prononcé. (…) Il en va de même de la notion d’inconscient. Freud prétend en trouver la preuve dans les souvenirs que l’analyse amène au jour. Mais, à un certain stade, on ne voit pas clairement dans quelle mesure de tels souvenirs ne doivent pas leur existence à l’analyste.

Ludwig WITTGENSTEIN, Conversations sur Freud (1942), pp.90-91

Questions :

  • Selon Wittgenstein, le patient peut-il contrôler la procédure suivie par son psychanalyste ?
  • Si une idée est “attrayante”, cela suffit-il à établir qu’elle est vraie ? En quoi est-ce le cas de l’idée d’ “inconscient” ?

Sartre : Faire appel à son inconscient, est-ce de la mauvaise foi ?

La psychanalyse substitue à la notion de mauvaise foi l’idée d’un mensonge sans menteur. (…) Si en effet nous repoussons le langage et la mythologie chosiste de la psychanalyse nous nous apercevons que la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi ? Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir.

SARTRE, L’être et le néant, I, 2, 1, p.88

Questions :

  • Quelle contradiction Sarte relève-t-il dans la notion d’inconscient ?
  • Pourquoi la théorie psychanalytique n’est-elle pas acceptable d’un point de vue existentialiste ?
  • Le recours à l’inconscient est-il une sorte de “mauvaise foi” ?

Freud : L’inconscient est-il une hypothèse superflue ?

L’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et nous possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient. Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, et il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l’homme sain, et tout ce qu’on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine, et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d’actes psychiques; mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d’aller au-delà de l’expérience immédiate. Et s’il s’avère de plus que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours de processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse.

FREUD, Métapsychologie (1915), p.66-67

Questions :

  • Selon Freud, est-il possible d’accéder directement à l’inconscient ? Pourquoi ?
  • Pourquoi l’hypothèse de l’inconscient est-elle “nécessaire” selon Freud ?
  • Pourquoi l’hypothèse de l’inconscient est-elle “légitime” selon Freud ?