Bachelard : La connaissance scientifique va-t-elle de soi ?

Gaston_Bachelard_1965

Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain: c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire» mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l’esprit même fait obstacle à la spiritualisation.

L’idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l’âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d’un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres rai-sons que celles qui fondent l’opinion; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal; elle ne pense pas: elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion: il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit.

Gaston BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective (1934), I, I, pp.13-14

Bachelard : La connaissance scientifique se constitue-t-elle sans obstacle ?

Gaston_Bachelard_1965

Dans l’éducation, la notion d’obstacle pédagogique est également méconnue. J’ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion. (…) Les professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut toujours comprendre une démonstration en la répétant point pour point. Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne.

Un seul exemple : l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à l’eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l’on n’a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps complètement immergé obéissent à la même loi.

Ainsi toute culture scientifique doit commencer par une catharsis* intellectuelle et affective.

 Gaston BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective (1934), I, II, p.18

* “catharsis” : mot grec signifiant “purification”, comme quand selon Aristote le théâtre purifie les spectateurs de leurs émotions violentes.

Questions :

  • Selon Bachelard, de quelle façon ne faut-il pas se représenter l’esprit qui apprend une connaissance ?
  • Suffit-il d’être exposé à une expérience pour la comprendre ?
  • Dans la théorie de la poussée d’Archimède, la résistance vient-elle en réalité du corps que l’on immerge ou de l’eau ? Pourquoi est-ce difficile à comprendre ?
  • De quoi faut-il “purifier” l’esprit selon Bachelard ?

Vaut-il mieux savoir ou ignorer si l’on vit dans l’illusion ?

Dans le film Matrix, Morpheus révèle à Néo que la réalité qui les entoure est générée par une matrice qui contrôle toutes leurs perceptions. Cypher les trahit.

Extrait 1 : le choix de Néo (vf)

Extrait 2 : Néo sort de la Matrice

Extrait 3 : le choix de Cypher (vo)

Cypher: You know, I know this steak doesn’t exist. I know that when I put it in my mouth, the Matrix is telling my brain that it is juicy and delicious. After nine years, you know what I realize? Ignorance is bliss.

Questions :

  • Le choix de Néo est-il facile ? Quelles semblent être ses motivations ?
  • Le choix de Cypher est-il difficile ? Quelles semblent être ses motivations ?
  • Si vous étiez dans la Matrice, que préféreriez-vous : le savoir ou l’ignorer ? Justifiez votre choix.

Faut-il sortir de l’illettrisme ?

Extraits de : 21 jours au coeur de l’illettrisme, documentaire d’Alexandra Alévêque et Philippe Lagnier, diffusé dans l’émission “Infrarouge” de France 2 le 16 décembre 2014.

Extrait 1 :

https://youtu.be/tO2r8HXJNZk?t=10m27s

Extrait 2 :

https://youtu.be/tO2r8HXJNZk?t=19m44s

Extrait 3 :

https://youtu.be/tO2r8HXJNZk?t=25m44s

Le documentaire intégral :

https://youtu.be/tO2r8HXJNZk

Questions :

  • Quels obstacles les illettrés rencontrent-ils ? Citez quelques exemples.
  • Cherchez la différence entre analphabétisme et illettrisme. Aux yeux de la société, l’illettrisme doit-il être considéré comme une forme d’ignorance légère ou fondamentale ? Pourquoi ?
  • “Faut-il sortir de l’illettrisme ?” : Quels problèmes pose cette question ?

Exercice d’analyse conceptuelle sur la connaissance et la vie

  • Reproduisez les 2 colonnes suivantes, et notez dans le désordre toutes les idées qui vous viennent à l’esprit.
Connaissance Vie
  • Proposez une définition de chacun des deux termes.
  • Interrogez les relations entre “connaissance” et “vie”: Quel rapport entre la connaissance et la vie ? La connaissance peut-elle apporter quelque chose à la vie ? La vie peut-elle se faire sans connaissance ?
  • Répartissez ces repères dans le tableau afin d’identifier plusieurs oppositions conceptuelles :

abstrait, action, concret, contemplation, en pratique, en théorie, expérience, idéal, réel, théorie

  • Choisissez l’une de ces oppositions, et formulez un paradoxe possible à partir de la question.

Exercice d’analyse conceptuelle sur l’ignorance

  • Que peut-on ignorer ? Donnez 5 exemples de phrases distinctes qui utilisent le verbe “ignorer” : regroupez celles qui vont ensemble, expliquez quels sont les différents sens possibles de ce verbe.
  • L’ignorance est-elle normalement une qualité ou un défaut ? est-elle involontaire ou volontaire / inconsciente ou consciente ? Expliquez.
  • Formulez au moins 2 définitions distinctes de l’ignorance.
  • A quoi compare-t-on l’ignorance quand on utilise l’expression “sortir de l’ignorance” ? Cette comparaison ne pose-t-elle aucun problème ?
  • Quelles conditions rendent possible de “sortir de l’ignorance” ?
  • Formulez un paradoxe à partir de la question : “Faut-il sortir de l’ignorance ? ”

James : La connaissance de la vérité est-elle inutile pour la vie ?

De quoi nous sommes-nous occupés ? Non pas de la vérité, mais de vérités, au pluriel, de certaines idées directrices, de certains processus se réalisant au milieu des choses elles-mêmes, et n’ayant pour caractère commun que d’être, toutes, des idées qui paient*. Elles paient, en nous conduisant, si elles ne nous y font pas pénétrer, vers quelques parties d’un système intellectuel qui plonge, en de nombreux points, dans les perceptions sensibles. Ces dernières, il nous arrive de les copier ou de les reproduire mentalement ; mais, alors même qu’il n’en est pas ainsi, on se trouve avoir avec elles cette sorte de commerce que l’on désigne du nom vague de vérification. Bref, le mot “vérité” n’est pour nous qu’un nom collectif, absolument comme “santé”, “richesse”, “force” sont des noms désignant d’autres processus relatifs à la vie, d’autres processus qui paient eux aussi. La vérité est une chose qui se fait, de même que la santé, la richesse et la force, au cours de notre existence (…)
J’en viens donc à dire, pour résumer tout cela : le vrai consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée, de même que le juste consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre conduite. Je veux dire : avantageux à peu près de n’importe quelle manière, avantageux à longue échéance et dans l’ensemble ; car ce qui est avantageux à l’égard de l’expérience actuellement en vue ne le sera pas nécessairement au même degré à l’égard des expériences ultérieures.

William JAMES, Le pragmatisme (1907), pp.199-203

* “payer” : (ici) une idée “paie”, c’est “payant” d’avoir cette idée si elle nous permet d’agir sur le monde.

Questions :

  • Expliquez pourquoi, selon William James, la vérité n’a de sens qu’ “au pluriel”.
  • William James soutient ici une thèse “pragmatiste” : cherchez le sens de ce mot et relevez les expressions qui confirment cette thèse dans le texte.
  • On définit traditionnellement la vérité comme l’adéquation entre l’esprit et la réalité, comme si le vrai copiait simplement le réel. En quoi William James s’oppose-t-il ici à cette définition ?

Kant : Faut-il avoir connaissance de notre ignorance ?

L’ignorance peut-être ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire. Celui qui voit distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique ou savante. Au contraire, celui qui est ignorant sans apercevoir les raisons des limites de l’ignorance et sans s’en inquiéter est ignorant de façon non savante. Un tel homme ne sait même pas qu’il ne sait rien. Car il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science ; tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue. Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup nous rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité.

KANT, Logique (1800), p. 48

Questions :

  • Pourquoi le philosophe est-il ici qualifié d’ “ignorant” ?
  • En quoi l’ignorance non savante n’a-t-elle rien d’enviable ?
  • D’après Kant, de quelle ignorance faut-il sortir ?

Aristote : Le bonheur se trouve-t-il dans l’action ou dans la connaissance ?

(Note : Aristote distingue 3 types de vie : la vie contemplative (“théorétique”) dédiée à la connaissance, la vie poétique dédiée à la création, et la vie pratique dédiée à l’action. Dans l’Ethique à Nicomaque, il se demande quelle vie est préférable pour trouver le bonheur.)


Mais si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu et celle-ci sera la vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes. (…) Or que cette activité soit théorétique, c’est ce que nous avons dit.

(…) En effet, en premier lieu, cette activité est la plus haute, puisque l’intellect est la meilleure partie de nous-mêmes et qu’aussi les objets sur lesquels porte l’intellect sont les plus hauts de tous les objets connaissables Ensuite elle est la plus continue car nous sommes capables de nous livrer à la contemplation d’une manière plus continue qu’en accomplissant n’importe quelle action. Nous pensons encore que du plaisir doit être mélangé au bonheur ; or l’activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante des activités conformes à la vertu ; de toute façon, on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs sous le rapport de la pureté et de la stabilité, et il est normal que la joie de connaître soit une occupation plus agréable que la poursuite du savoir. De plus, ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation car s’il est vrai qu’un homme sage, un homme juste, ou tout autre possédant une autre vertu, ont besoin des choses nécessaires à la vie, cependant, une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre, tandis que l’homme juste a encore besoin de ses semblables (…), l’homme sage, au contraire, fût-il laissé à lui-même, garde la capacité de contempler, et il est même d’autant plus sage qu’il contemple dans cet état davantage. Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même. Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l’action elle-même. De plus, le bonheur semble consister dans le loisir car nous ne nous adonnons à une vie active qu’en vue d’atteindre le loisir, et ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix.

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, 1177ab

Questions :

  • Entre la vie pratique et la vie contemplative, laquelle des 2 est la plus propice au véritable bonheur selon Aristote ?
  • Reproduisez le tableau suivant et reformulez les 7 arguments utilisés par Aristote pour opposer ces 2 types de vie :

vie pratique

vie contemplative

1)

2)

3)

4)

5)

6)

7)

  • La thèse d’Aristote est-elle satisfaisante ? Proposez une objection.