Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase (tabula rasa), vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d’où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.
Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C’est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l’amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, par où j’entends qu’ils font passer des objets extérieurs dans l’âme ce qui y produit ces sortes de perceptions. Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons, dépend entièrement de nos sens, et se communique à l’Entendement par leur moyen, je l’appelle Sensation.
L’autre source d’où l’entendement vient à recevoir des idées, c’est la perception des opérations de notre âme sur les Idées qu’elle a reçues par les sens : opérations qui devant l’objet des réflexions de l’âme, produisent dans l’Entendement une autre espèce d’idées, que les objets extérieurs n’auraient pu lui fournir : telles que sont les idées de ce qu’on appelle apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir, et toutes les différentes actions de notre âme, de l’existence desquelles étant pleinement convaincus parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes, que celles que les corps produisent en nous, lorsqu’ils viennent à frapper nos sens. C’est-là une source d’idées que chaque homme a toujours en lui-même ; et quoique cette faculté ne soit pas un sens, parce qu’elle n’a rien à faire avec les objets extérieurs, elle en approche beaucoup, et le nom de sens intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j’appelle l’autre source de nos idées Sensation, je nommerai celle-ci Réflexion, parce que l’âme ne reçoit par son moyen que les idées qu’elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations. C’est pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la suite de ce Discours, j’entends par Réflexion la connaissance que l’âme prend de ses différentes opérations, par où l’entendement vient à s’en former des idées.
Ce sont-là, à mon avis, les seuls principes d’où toutes nos idées tirent leur origine ; savoir, les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la Sensation, et les opérations de notre esprit, qui sont les objets de la Réflexion. J’emploie ici le mot d’opération dans un sens étendu, non-seulement pour signifier les actions de l’âme concernant ses Idées, mais encore certaines passions qui sont produites quelquefois par ces idées, comme le plaisir ou la douleur que cause quelque pensée que ce soit.
John LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, 1 § 2-4, (1689)
Questions de compréhension :
- Selon Locke, nos idées ont-elles une origine innée ou acquise ? Expliquez.
- Expliquez à l’aide de 2 exemples les deux sources de nos idées.
- En suivant son raisonnement, comment a-t-on accès aux idées des autres ? Expliquez.
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