Martin : La science peut-elle échapper à toute influence culturelle ?

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En tant qu’anthropologue, je suis intriguée par la possibilité que la culture façonne la manière dont les chercheurs en biologie décrivent leurs découvertes sur la nature. Si c’était le cas, au lycée, en cours de biologie, nous recevrions bien plus qu’un enseignement sur la nature, mais aussi sur les croyances et pratiques culturelles, comme si elles étaient inscrites dans la nature. Au cours de mes recherches, j’ai réalisé que l’image de l’ovule et du spermatozoïde, celle que l’on retrouve aussi bien dans la culture populaire que dans les théories scientifiques sur la reproduction biologique, repose sur des stéréotypes qui sont au centre de nos définitions culturelles du masculin et du féminin. Ces stéréotypes impliquent non seulement que les processus biologiques féminins ont moins de valeur que leurs équivalents masculins, mais aussi que les femmes ont moins de valeur que les hommes. Mon but en écrivant cet article est notamment de mettre en lumière les stéréotypes de genre qui se cachent dans le vocabulaire scientifique de la biologie. Ainsi exposés en pleine lumière, j’espère qu’ils perdront une grande partie de leur pouvoir de nuisance.

A un niveau élémentaire, tous les manuels scientifiques dépeignent les organes reproducteurs mâle et femelle comme des systèmes qui produisent des substances de valeur, comme des ovules et des spermatozoïdes. Dans le cas des femmes, on décrit que le cycle menstruel est conçu pour produire des ovules et préparer un endroit adapté pour leur fertilisation et leur croissance, tout ceci ayant pour finalité de faire des bébés. Mais le ton enthousiaste s’arrête là: en exaltant le cycle féminin comme une entreprise de production, les menstruations ne peuvent être vues que comme un échec. Les textes médicaux décrivent les menstruations comme un “débris” des muqueuses utérines, résultant d’une nécrose (ou mort) des tissus. Ces descriptions sous-entendent que le système a dérapé, en produisant des biens sans utilité, en-dehors de la demande, invendables, du gaspillage à mettre au rebut. (…)

Voici le vrai mystère : pourquoi la production de sperme en grande quantité chez l’homme n’est-elle pas également considérée comme du gaspillage ? En supposant qu’un homme “produise” 100 millions (108) de spermatozoïdes par jour (une estimation prudente) tout au long d’une vie reproductive de 60 ans, il produirait bien plus                de 2 billions de spermatozoïdes de son vivant. En supposant qu’une femme “fasse mûrir” un ovule par mois lunaire, soit 13 par an, au cours de ses 40 ans de vie reproductive elle totaliserait 500 ovules de son vivant. Mais le mot “gaspillage” sous-entend un excès, trop de choses produites. En supposant qu’elle ait 2 ou 3 descendants, pour chaque bébé qu’une femme produit, elle ne gaspille que 200 ovules environ. Pour chaque bébé qu’un homme produit, il en gaspille plus d’un billion (1012).

Comment se fait-il que l’on refuse d’utiliser des images positives pour le corps de la femme ? On trouve un premier indice en regardant le vocabulaire, ici scientifique. Considérons l’ovule et le spermatozoïde : il est étonnant comme l’ovule se comporte        de façon “féminine” et le spermatozoïde de façon “masculine”. On se représente l’ovule comme grand et passif, il ne fait aucun mouvement ni trajet, mais il “est transporté” passivement, “emporté”, ou même il “dérive” le long de la trompe de Fallope. En contraste total, les spermatozoïdes sont petits, aérodynamiques, et sont invariablement actifs. Ils “transmettent” leurs gènes à l’ovule et activent son programme de développement, et on mentionne souvent leur “vélocité”. Ils ont une queue “puissante” et qui les propulse efficacement. Associés à une forte éjaculation, ils peuvent “propulser la semence dans les plus profonds recoins du vagin”. Il leur faut pour cela “de l’énergie”, “du carburant”, de façon à pouvoir “creuser la membrane de l’ovule” et le “pénétrer”, “d’un mouvement soudain et puissant semblable à un coup de fouet”. (…)

L’ovule tel une demoiselle en détresse, uniquement protégée par sa parure sacrée, le spermatozoïde tel un guerrier accourant à la rescousse : il n’y a aucune preuve que cette image répandue soit dictée par la réalité biologique. Même si les “faits” biologiques ne sont peut-être pas toujours construits par des termes culturels, j’affirme qu’ils le sont bien dans ce cas. Tout converge vers cette conclusion : le niveau de métaphore contenu dans ces descriptions, les différences de mise en valeur de l’ovule face au spermatozoïde, et les parallèles que l’on observe entre les stéréotypes culturels des comportements masculin et féminin et les caractéristiques de l’ovule et du spermatozoïde.

Emily MARTIN, “L’ovule et le spermatozoïde : comment la science a construit une romance basée sur des rôles de genre stéréotypés” (1991), pp.485-492

Questions : 

  • Pourquoi Emily Martin considère-t-elle le récit scientifique de la reproduction humaine comme une “romance” ?
  • Quelles difficultés rencontre le biologiste qui veut décrire objectivement le processus de reproduction ?
  • La connaissance scientifique peut-elle échapper à toute influence culturelle ?

Un extrait du documentaire L’odyssée de la vie de Nils Tavernier (2006) :

Plusieurs stéréotypes que l’on trouve encore dans des manuels de SVT :

1- L’histoire de la fécondation ne concernerait que les spermatozoïdes. Or la vérité est tout à fait différente : non seulement l’ovule a un rôle tout aussi actif et important que le spermatozoïde lors de la fécondation (rôle décrit dans la partie suivante), mais si on veut avoir une logique comptable, alors rappelons que la cellule-œuf issue de la fécondation porte en réalité davantage de gènes maternels que paternels

2- Les spermatozoïdes seraient acteurs, actifs. L’ovule serait réduit à un rôle totalement passif. Pourtant la réalité scientifique est encore une fois bien différente : l’accolement du spermatozoïde et de l’ovule se réalise par association de molécules à leurs récepteurs spécifiques.   Cela met donc en jeu des molécules se trouvant à la fois sur la membrane plasmique spermatique et sur la zone pellucide de l’ovule. Si le spermatozoïde se fixe à l’ovule, l’ovule se fixe donc tout autant au spermatozoïde.

3- Le parcours des spermatozoïdes est raconté comme une compétition féroce, ou une lutte acharnée. En réalité, des transformations, lesquelles nécessitent plusieurs heures passées dans les voies génitales féminines, sont nécessaires : c’est le processus de capacitation. Les premiers spermatozoïdes arrivés n’ont donc aucune chance de féconder le gamète femelle.

L’accent privilégié mis sur la sélection des spermatozoïdes masque enfin une autre sélection : celle des ovules. Le gamète féminin participant à la fécondation est systématiquement décrit comme émis lors de l’ovulation, sans que l’on sache finalement pourquoi ce gamète précis, et non un autre, est libéré. Or il est important de rappeler que ce n’est pas un gamète unique (au sein d’un follicule) qui participe à chaque cycle, mais une cohorte d’une dizaine de follicules qui reprennent leur croissance et subissent un processus de maturation. De cette cohorte, un seul follicule parviendra à maturité (stade dit follicule de Graaf), celui appelé « follicule dominant ». Et ce follicule dominant participe à inhiber les autres, qui dégénèrent.

Source : http://svt-egalite.fr (2015)

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