Lahire : Le scientifique doit-il comprendre ou juger ?

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Au fond, la perspective propre aux sciences sociales pourrait être condensée                dans la devise que prête le romancier Georges Simenon au commissaire Maigret. Cette devise, qui est aussi celle du romancier qui se fait interprète des histoires individuelles et de leurs crises, est la suivante : « Comprendre et ne pas juger. » 

(…) Maigret se révèle plus proche du sociologue non normatif que du représentant de l’ordre qu’on peut juger normatif par profession et par devoir. Son but est de rendre raison d’actes qui paraissent parfois ne pas en avoir, ou de nécessiter ce qui paraît n’être que surgissement aléatoire. En effet, visant à comprendre les mécanismes qui mènent au crime, ne se contentant pas de mettre en évidence les indices matériels le conduisant au criminel, mais cherchant à pénétrer l’univers des victimes, des suspects et de leur entourage par une curiosité qui le porte au-delà du professionnellement nécessaire, il montre qu’il préfère la recherche à la découverte, et plus encore la recherche globale de tout un univers social et mental à la stricte enquête policière ; cette dernière ne retenant de ce qui est observé que ce qui peut inculper ou disculper.

Contre l’idée très romanesque d’un « mystère humain » difficile à percer,              Simenon croit en la possibilité de comprendre les actes les plus fous, les plus inhabituels ou inattendus, en apprenant tout simplement à connaître les différents milieux sociaux en jeu et la place qu’y occupent les différents protagonistes du drame. Les crimes qui se commettent ne prennent sens que replacés dans le réseau social complexe de leur apparition. Le commissaire qui mène l’enquête est parfois amené à s’interroger sur les logiques sociales, individuelles et collectives, qui ont conduit au crime qu’il tente d’élucider. Pour comprendre le crime, il faut comprendre ce qui a conduit le criminel à agir comme il a agi, l’histoire qui est la sienne et qui est l’histoire de ses expériences avec toutes celles et tous ceux qu’il a fréquentés plus ou moins durablement dans son existence, les tensions et les conflits internes comme externes qui l’ont conduit au meurtre, et souvent la crise existentielle et les circonstances qui l’ont amené à commettre l’irréparable. (…)

« Il ne s’agit pas de les excuser, de les approuver ou de les absoudre. Il ne s’agit pas non plus de les parer de je ne sais quelle auréole, comme cela a été la mode à [une] certaine époque. Il s’agit de les regarder simplement comme un fait, de les regarder avec le regard de la connaissance. Sans curiosité, parce que la curiosité est vite émoussée. Sans haine bien sûr. De les regarder, en somme, comme des êtres qui existent et que, pour la santé de la société, par souci de l’ordre établi, il s’agit de maintenir, bon gré mal gré, dans certaines limites et de punir quand ils les franchissent. » [Simenon, Les mémoires de Maigret, 1951]

A la différence du commissaire, le sociologue doit néanmoins s’abstenir de tout jugement et ne pas se prononcer, comme il le fait, sur la nécessité ou pas de punir « pour la santé de la société ». Il peut éventuellement prendre cette question à bras le corps et chercher   à connaître les effets différentiels de divers modes de traitement des criminels (on sait, par exemple, que la socialisation à l’univers criminel qu’engendre l’expérience carcérale – des petits délinquants pouvant en fréquenter de plus grands – n’est pas pour rien dans certaines carrières délinquantes), mais il n’a pas à dire ce qu’il faut faire et comment il faut le faire.

Bernard LAHIRE, Pour la sociologie (2016), pp.40-43 “comprendre sans juger”

Questions :

  • Expliquez la différence entre “comprendre” et “juger”.
  • Pourquoi, selon le personnage du commissaire Maigret, avant de punir un criminel, faudrait-il le comprendre ?
  • Les connaissances du sociologue peuvent-elles aider à améliorer la société ?

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