Le thème de cette conférence sera ce que j’ai l’habitude d’appeler, faute d’un meilleur nom, « le troisième monde ». Pour expliquer cette expression, je ferai observer que, sans prendre trop au sérieux les mots «monde» ou «univers», nous sommes en droit de distinguer les trois mondes ou univers suivants : premièrement, le monde des objets physiques ou des états physiques ; deuxièmement, le monde des états de conscience, ou des états mentaux, ou peut-être des dispositions comportementales à l’action ; et troisièmement, le monde des contenus objectifs de pensée, qui est surtout le monde de la pensée scientifique, de la pensée poétique et des oeuvres d’art. (…)
Je suis un réaliste : je prétends, un peu comme un réaliste naïf, qu’il existe des mondes physiques et un monde des états de conscience, et que les deux interagissent. Et je crois qu’il existe un troisième monde, en un sens que je vais expliciter davantage.
Parmi les habitants de mon « troisième monde », il y a, plus particulièrement, les systèmes théoriques ; mais il y a des habitants qui sont tout aussi importants, ce sont des problèmes et les situations de problème. Et je montrerai que les habitants les plus importants de ce monde, ce sont les arguments critiques, et ce qu’on peut appeler – par analogie avec un état physique ou un état de conscience – l’état d’une discussion ou l’état d’un échange d’arguments critiques ; et il y a aussi, bien sûr, les contenus des revues, des livres et des bibliothèques.
La plupart des adversaires de la thèse d’un troisième monde objectif reconnaîtront évidemment qu’il existe des problèmes, des conjectures, des théories, des arguments, des revues et des livres. Mais ils disent généralement que toutes ces entités sont, essentiellement, les expressions symboliques ou linguistiques d’états mentaux subjectifs ou peut-être de dispositions comportementales à l’action (…).
J’ai souvent combattu cette idée, en montrant qu’on ne pouvait reléguer toutes ces entités et leur contenu dans le second monde.
Permettez-moi de reprendre ici l’un de mes arguments classiques en faveur de l’existence (plus ou moins) indépendante du troisième monde.
Considérons deux expériences de pensée.
Expérience (1) : toutes nos machines et tous nos outils sont détruits, et tout notre savoir subjectif avec eux, y compris notre connaissance subjective des machines et des outils, et de leur mode d’emploi. Mais les bibliothèques et notre capacité à en tirer des connaissances ont survécu. Il est clair qu’après bien des souffrances notre monde pourra repartir à nouveau.
Expérience (2) : comme précédemment, machines et outils sont détruits, et tout notre savoir subjectif avec eux, y compris notre connaissance subjective des machines et des outils, et de leur mode d’emploi. Mais cette fois, toutes les bibliothèques sont également détruites, si bien que notre capacité à tirer des connaissances de la lecture des livres devient inutile.
Si vous réfléchissez à ces deux expériences, peut-être la réalité, l’importance et le degré d’autonomie du troisième monde (ainsi que ses effets sur le premier et le deuxième mondes) commenceront-ils à vous apparaître un peu plus clairement. Car, dans le second cas, il n’y aura aucune renaissance de notre civilisation avant de nombreux millénaires.
Karl POPPER, “Une épistémologie sans sujet connaissant” (1967) in La connaissance objective, pp.181-184
Questions :
- Selon Popper, nos théories ne sont-elles que des contenus subjectifs de l’esprit ?
- Entre les 3 mondes que Popper distingue, lequel est indépendant des autres ?
- Expliquez la différence entre les deux expériences de pensée : que peut-on en conclure ?
Le texte au format pdf :