Il y a quelques années, je fus amené à décider de ne plus fumer. Le début fut rude, et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du goût du tabac que j’allais perdre que du sens de l’acte de fumer. Toute une cristallisation s’était faite : je fumais au spectacle, le matin en travaillant, le soir après dîner, et il me semblait qu’en cessant de fumer j’allais ôter son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du matin. Quel que dût être l’événement inattendu qui frapperait mes yeux, il me semblait qu’il était fondamentalement appauvri dès lors que je ne pouvais plus l’accueillir, (…) et que, au milieu de cet appauvrissement universel, il valait un peu moins la peine de vivre. Or, fumer est une réaction appropriative destructrice. (…) La liaison du paysage vu en fumant à ce petit sacrifice crématoire était telle que celui-ci était comme le symbole de celui-là. A travers le tabac que je fumais, c’était le monde qui brûlait, qui se fumait, qui se résorbait en vapeur pour se résorber en moi. Je dus, pour maintenir ma décision, réaliser une sorte de décristallisation, c’est-à-dire que je réduisis, sans trop m’en rendre compte, le tabac à n’être plus rien que lui-même : une herbe qui grille.
SARTRE, L’être et le néant, IV, II, 2, pp. 642-643
- En quoi la cigarette fait-elle l’objet d’une “cristallisation” ?
- Analysez et reformulez cette thèse “fumer est une réaction appropriative destructrice”.
- Comment faire pour arrêter de fumer selon Sartre ?