Nozick : Une société juste doit-elle respecter la liberté de chacun ?

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L’État minimal est celui dont les pouvoirs les plus étendus peuvent être justifiés. Tout État aux pouvoirs plus étendus viole le droit des gens. (…)

Si le monde était totalement juste, la définition inductive suivante couvrirait totalement et exhaustivement le sujet de la justice en ce qui concerne les possessions.

Premièrement, une personne qui acquiert une possession en accord avec le principe de justice concernant l’acquisition est habilitée à cette possession.

Deuxièmement, une personne qui acquiert une possession en accord avec le principe de justice gouvernant les transferts, de la part de quelqu’un d’autre habilité à cette possession, est habilitée à cette possession.

Troisièmement, nul n’est habilité à une possession si ce n’est par application (répétée) des deux premières propositions. (…)

Toute chose, quelle qu’elle soit, qui naît d’une situation juste, à laquelle on est arrivé par des démarches justes, est elle-même juste. Les moyens de changement définis par le principe de justice gouvernant les transferts préservent la justice. (…) Le fait que les victimes d’un voleur aient pu lui offrir volontairement des cadeaux n’habilite pas le voleur à ces gains mal acquis. La justice gouvernant les possessions est historique, elle dépend de ce qui est arrivé véritablement. (…)

Toutes les situations véritables ne sont pas produites en accord avec les deux principes de justice gouvernant les possessions : le principe de justice gouvernant l’acquisition et le principe de justice gouvernant les transferts. Certaines personnes volent d’autres gens, ou les escroquent ou les asservissent, saisissant leurs productions ou les empêchant de vivre comme ils choisissent de le faire, ou les empêchent par la force d’entrer en compétition par le système d’échanges. Aucun de ces modes de transition d’une situation à l’autre n’est acceptable. Et certaines personnes acquièrent des possessions par des moyens qui ne sont pas sanctionnés par le principe de justice gouvernant l’acquisition. L’existence d’une injustice passée (de violations antérieures des deux premiers principes de justice réglementant les possessions) soulève le [problème de] la réparation de l’injustice dans les possessions. (…)

Quiconque a fabriqué un objet, ayant acheté ou établi un contrat pour toute autre ressource possédée et utilisée dans le processus (transférant certaines de ses possessions pour ces facteurs de coopération), a des droits dessus. (…) Les choses viennent au monde déjà rattachées à des gens ayant des droits sur elles. Du point de vue de la conception historique, de la justice du droit à la possession, ceux qui commencent à zéro et complètent la formule « à chacun selon son … », traitent les objets comme s’ils jaillissaient de nulle part, apparaissant de rien du tout. (…) Laissant de côté l’acquisition et le redressement, nous pourrions dire : 

« De chacun selon ce qu’il choisit de faire, à chacun selon ce qu’il fait pour lui-même (peut-être avec l’aide des autres sous contrat) et ce que les autres choisissent de faire pour lui et choisissent de lui donner, prenant dans ce qui leur a été donné auparavant (selon cette maxime), ce qu’ils n’ont pas encore dépensé ou dont ils ne se sont pas défaits par transfert. » (…)

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Comment la liberté bouleverse les modèles

On ne voit pas très bien comment ceux qui défendent des conceptions différentes de justice distributive peuvent rejeter la conception de la justice dans les avoirs fondés sur l’habilitation. Car supposons qu’une distribution (…) soit réalisée. Supposons que ce soit l’une de vos distributions préférées et appelons-la distribution D1 ; peut-être que chacun reçoit une part égale, peut-être que les parts varient selon certaines dimensions que vous aimez particulièrement. Maintenant, supposons que [le joueur de basket] Wilt Chamberlain soit très demandé par les équipes de basket, étant donné que c’est un champion très aimé du public. (Supposez également que les contrats ne roulent que sur une année, les joueurs étant des agents libres.) Il signe la sorte de contrat suivante avec une équipe : pour chaque match joué sur son propre terrain, 25 cents du prix de chaque billet d’entrée lui est payé. La saison commence et les gens assistent joyeusement au match de son équipe ; ils achètent leur billet, chaque fois mettant de côté 25 cents du prix d’entrée dans une boîte spéciale portant le nom de Chamberlain. Ils sont très heureux de le voir jouer ; pour eux, cela vaut la peine de payer le prix total. Supposons qu’en une saison un million de personnes assistent à ses matchs locaux, et que Wilt Chamberlain finisse avec 250 000 dollars, somme beaucoup plus importante que le revenu moyen et beaucoup plus énorme même que ce que n’importe qui d’autre gagne. A-t-il le droit de recevoir ce revenu ? Est-ce que cette nouvelle distribution D2 est  injuste ? S’il en est ainsi, pourquoi ? Il est inutile de discuter pour savoir si chacune des personnes avait le droit de contrôler les ressources qu’elle détenait dans le cas de D1 : en effet, c’était la distribution (votre distribution favorite) que (pour les besoins de l’argumentation) nous avions supposée acceptable. Chacune de ces personnes a choisi de donner 25 cents de son argent à Chamberlain. Elle aurait pu le dépenser en allant au cinéma, ou en achetant des bonbons, ou des numéros du magazine Dissent ou de la Monthly Review. Mais toutes ces personnes, au moins un million d’entre elles, sont tombées d’accord pour donner cet argent à Wilt Chamberlain en échange de le regarder jouer au basket. Si D1 était une distribution juste, et que les gens, volontairement, se sont déplacés de D1 à D2, transférant une partie de la part qu’on leur avait donnée dans le cadre de D1, D2 n’est-elle pas également juste ? Si les gens avaient le droit de disposer des ressources qu’ils étaient habilités à recevoir (dans le cadre de D1), ceci n’incluait-il pas le droit de les donner ou de les échanger avec Wilt Chamberlain ? Qui que ce soit d’autre peut-il se plaindre au nom de la justice ? Chaque personne a déjà sa part légitime dans le cadre de D1. Dans le système D1, personne n’a quoi que ce soit que puisse réclamer qui que ce soit d’autre au nom de la justice. Après que quelqu’un a transféré quelque chose à Wilt Chamberlain, des tierces parties ont encore leurs parts légitimes, leurs parts ne sont pas changées. Par quel processus un tel transfert entre deux personnes pourrait-il donner naissance à une revendication légitime de justice distributive sur une portion de ce qui a été transféré, par une tierce personne qui n’avait aucun droit de justice sur la moindre possession des autres avant le transfert ? (…)

L’imposition des biens provenant du travail se retrouve sur un pied d’égalité avec les travaux forcés. Certaines personnes trouvent que cette thèse est de toute évidence vraie : le fait de prendre les gains de n heures de travail revient à prendre n heures de cette personne ; c’est comme si l’on forçait cette personne à travailler n heures pour quelqu’un d’autre. D’autres trouvent que cette thèse est absurde. Et même ceux-là, s’ils font objection à l’évocation de travaux forcés, s’opposeraient à forcer des hippies au chômage à travailler au bénéfice de ceux qui sont dans le besoin.

Robert NOZICK, Anarchie, État et utopie (1974), chapitre 7, pp.187, 189-191, 200-202, 210-211

Questions de compréhension :

  • Pourquoi, selon Nozick, est-il absurde d’imaginer un état de nature où tous les biens seraient communs ?
  • Que peut faire l’Etat pour garantir que la société reste juste sur le long terme ?
  • Selon Nozick, une société juste peut-elle admettre certaines inégalités ?

Une présentation de la théorie de Nozick en vidéo :

Présentation de l’argumentation de Nozick :

2 réflexions sur « Nozick : Une société juste doit-elle respecter la liberté de chacun ? »

  1. Ping : Continuité pédagogique | Atelier philo

  2. Ping : Un escape game philosophique sur la justice en période de confinement (TL, 2020) | Atelier philo

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