À cette époque, mon père était ouvrier – au plus bas de l’échelle ouvrière – depuis longtemps déjà. Il n’avait pas encore 14 ans (puisque l’école s’arrêtait fin juin, il commença à travailler aussitôt, et il n’eut 14 ans que trois mois plus tard) quand il était entré dans ce qui allait constituer le décor de sa vie et le seul horizon qui puisse s’offrir à lui. L’usine l’attendait. Elle était là pour lui ; il était là pour elle. Comme elle attendrait ses frères et ses sœurs, qui l’y suivraient. Comme elle attendait et attend toujours ceux qui naissaient et naissent dans des familles socialement identiques à la sienne. Le déterminisme social exerça son emprise sur lui dès sa naissance. Il n’échappa pas à ce à quoi il était promis par toutes les lois, tous les mécanismes de ce que l’on ne peut appeler autrement que la “reproduction”.
Les études de mon père n’allèrent donc pas au-delà de l’école primaire. Nul n’y aurait songé, d’ailleurs. Ni ses parents ni lui-même. Dans son milieu, on allait à l’école jusqu’à 14 ans, puisque c’était obligatoire, et on quittait l’école à 14 ans, puisque ça ne l’était plus. C’était ainsi. Sortir du système scolaire n’apparaissait pas comme un scandale. Au contraire ! Je me souviens que l’on s’indigna beaucoup dans ma famille quand la scolarité fut rendue obligatoire jusqu’à 16 ans : « À quoi ça sert d’obliger les enfants à continuer l’école si ça ne leur plaît pas, alors qu’ils préféreraient travailler ? » répétait-on, sans jamais s’interroger sur la distribution différentielle de ce “goût” ou de cette “absence de goût”. L’élimination scolaire passe souvent par l’autoélimination, et par la revendication de celle-ci comme s’il s’agissait d’un choix : la scolarité longue, c’est pour les autres, ceux « qui ont les moyens » et qui se trouvent être les mêmes que ceux à qui « ça plaît ». Le champ des possibles – et même celui des possibles simplement envisageables, sans parler de celui des possibles réalisables – est étroitement circonscrit par la position de classe. C’est comme s’il y avait une étanchéité presque totale entre les mondes sociaux. Les frontières qui séparent ces mondes définissent, à l’intérieur de chacun d’eux, des perceptions radicalement différentes de ce qu’il est imaginable d’être et de devenir, de ce à quoi on peut aspirer ou non : on sait que, ailleurs, il en va autrement, mais cela se passe dans un univers inaccessible et lointain, et l’on ne se sent donc ni exclu ni même privé de quoi que ce soit lorsqu’on n’a pas accès à ce qui constitue dans ces régions sociales éloignées la règle tout aussi évidente. C’est l’ordre des choses, voilà tout. Et l’on ne voit pas comment fonctionne cet ordre, car cela nécessiterait de pouvoir se regarder soi-même de l’extérieur, d’adopter une vue en surplomb sur sa propre vie et sur celle des autres. Il faut être passé, comme ce fut mon cas, d’un côté à l’autre de la ligne de démarcation pour échapper à l’implacable logique de ce qui va de soi et apercevoir la terrible injustice de cette distribution inégalitaire des chances et des possibles. (…) C’est pourquoi toute sociologie ou toute philosophie qui entend placer au centre de sa démarche le “point de vue des acteurs” et le “sens qu’ils donnent à leurs actions” s’expose à n’être rien d’autre qu’une sténographie du rapport mystifié que les agents sociaux entretiennent avec leurs propres pratiques et leurs propres désirs et, par conséquent, à n’être rien de plus qu’une contribution à la perpétuation du monde tel qu’il est : une idéologie de la justification (de l’ordre établi). Seule une rupture épistémologique avec la manière dont les individus se pensent eux-mêmes spontanément permet de décrire, en reconstituant l’ensemble du système, les mécanismes par lesquels l’ordre social se reproduit, et notamment la façon dont les dominés ratifient la domination en élisant l’exclusion scolaire à laquelle ils sont voués. (…) Il s’agit de rompre avec les catégories incorporées de la perception et les cadres institués de la signification, et donc avec l’inertie sociale dont ces catégories et ces cadres sont les vecteurs, afin de produire un nouveau regard sur le monde, et donc d’ouvrir de nouvelles perspectives politiques.
Didier ERIBON, Retour à Reims (2009), I, 4, pp.50-52
Questions :
- De quelle “reproduction” parle-t-on dans le premier paragraphe ?
- Le père de Didier Eribon et sa famille ont-ils conscience du déterminisme social ?
- Pourquoi, selon Eribon, faut-il rompre avec le point de vue des individus ?