Starhawk : La nature nous donne-t-elle du pouvoir ?

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Le sujet de ce livre est cet appel au pouvoir, un pouvoir basé sur un principe très différent du pouvoir-sur, de la domination. Car le pouvoir-sur est finalement le pouvoir du fusil et de la bombe, le pouvoir d’anéantissement qui soutient toutes les institutions de domination. 

Or, le pouvoir que nous devinons dans une graine, dans la croissance d’un enfant, que nous éprouvons en écrivant, en tissant, en travaillant, en créant, en choisissant, n’a rien à voir avec les menaces d’anéantissement.  Il est à entendre au sens premier du mot pouvoir, qui vient du latin populaire podere, être capable. C’est le pouvoir qui vient du dedans, le pouvoir-du-dedans. (…) 

Le pouvoir-du-dedans est le pouvoir du bas, de l’obscur, de la terre ; le pouvoir qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant de l’autre. Et les enjeux politiques de notre temps sont aussi des enjeux spirituels, des conflits          entre des paradigmes ou des principes fondamentaux. Si nous voulons survivre,                  la question devient : comment renversons-nous non pas ceux qui sont actuellement           au pouvoir, mais le principe du pouvoir-sur ? Comment donnons-nous forme à une société fondée sur le principe du pouvoir-du-dedans ? 

Un changement de paradigme, de conscience, est toujours incommodant. (…) Pour conférer une forme nouvelle au principe même du pouvoir sur lequel est basée toute notre culture, nous devons ébranler toutes les vieilles divisions. Les séparations confortables ne sont plus opérantes. Les problèmes sont plus vastes que ne l’impliquent les termes de religieux et politique : ce sont des problèmes de connexions complexes.        Car même si l’on nous a appris que les problèmes sont distincts, que le viol est distinct       de la guerre nucléaire, que la lutte d’une femme pour l’égalité de salaire n’est reliée             ni à celle de l’adolescent noir pour trouver un travail, ni à celle contre l’exportation          d’un réacteur nucléaire vers un site de failles sismiques près de volcans en activité          aux Philippines, toutes ces réalités sont formées par la même conscience qui modèle        nos relations de pouvoir. Ces relations à leur tour engendrent notre système économique et social, notre science, nos religions, nos idées à propos des hommes et des femmes, notre approche des races et des cultures qui diffèrent de la nôtre, notre sexualité,           nos dieux et nos guerres. Actuellement, elles préparent la destruction du monde. 

J’appelle cette conscience mise à distance car son essence est de nous faire nous voir nous-mêmes à l’écart du monde. Nous sommes à distance de la nature, des autres êtres humains, et même de certaines parties de nous-mêmes. Nous voyons le monde comme constitué de parties divisées, isolées, sans vie, qui n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Elles ne sont même pas mortes car la mort implique la vie. Parmi les choses divisées et sans vie, les seules relations de pouvoir possibles sont celles de la manipulation et de la domination. (…)

La dévalorisation des êtres humains autorise la formation de relations de pouvoir dans lesquelles les êtres humains sont exploités. La valeur intrinsèque, l’humanité, est réservée à certaines classes, à certaines races, au sexe masculin : leur pouvoir sur les autres est ainsi légitimé. La représentation masculine de Dieu fait des hommes les véritables porteurs de l’humanité et légitime la loi masculine. La blancheur de Dieu, l’identification du bien avec la clarté et du mal avec l’obscurité, rend la blancheur porteuse d’humanité et légitime la suprématie des Blancs sur ceux qui ont une peau noire. Même quand nous ne croyons plus, au sens littéral, en un Dieu blanc et mâle, les institutions de la société intègrent son image à leurs structures. Les femmes et les personnes de couleur ne sont pas présentes aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie qui détient le pouvoir-sur. Notre histoire, notre expérience, notre présence peuvent être effacées, ignorées, banalisées. Le contenu de la culture est assimilé à l’histoire des mâles blancs de la classe supérieure. La souffrance de tous ceux d’entre nous qui sont jugés autres – les pauvres et les classes ouvrières, les lesbiennes et les homosexuels, les handicapés, ceux qui ont été étiquetés malades mentaux, l’arc-en-ciel des différentes races, religions et héritages ethniques, toutes les femmes, mais surtout celles qui ne rentrent pas dans les rôles culturellement définis – n’est pas la souffrance d’une simple discrimination, mais celle d’une négation répétée sans cesse. C’est la souffrance de savoir que nos intérêts ne seront pas pris en compte, à moins que nous ne les défendions nous mêmes, et que dans ce cas encore ils seront considérés comme périphériques pour la culture, l’art et la politique. 

En devenant séparés et en étant manipulés comme des objets, nous perdons le sens de notre propre valeur, notre confiance dans notre existence, et acquiesçons à notre propre exploitation. En tant que femmes, par exemple, nous voyons les hommes comme physiquement porteurs de la culture, et dans une dévalorisation constante de nous-mêmes, nous nous soumettons à la loi des hommes et vouons nos énergies et nos talents à servir leurs désirs au lieu des nôtres. Historiquement, le christianisme a fait accepter aux travailleurs, aux femmes, aux esclaves et aux gens de couleur des positions d’inférieurs, en déniant toute valeur à la vie réelle au profit d’une existence future               au paradis, où l’humble et le soumis seront récompensés. 

Parce que nous doutons de notre existence, nous doutons de nos propres sensations et des leçons de notre expérience. Nous voyons nos pulsions et nos désirs comme intrinsèquement chaotiques et destructeurs, nécessitant répression et contrôle, de même que nous voyons la nature comme une force chaotique et sauvage, nécessitant un ordre imposé par les êtres humains. (…)

La mise à distance imprègne notre société si fortement qu’elle nous semble être la conscience elle-même. Même le langage qui permettrait une autre approche a disparu ou a été délibérément déformé. Pourtant, une autre forme de conscience est possible.         En fait, elle a existé dès les premiers temps, fut à la base d’autres cultures, et a survécu,   y compris en Occident, de manière clandestine. C’est la conscience que j’appelle immanence – l’attention au monde, et à ce qui le compose, un monde vivant, dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement : un être vivant,        une danse serpentine. (…)

Quand le monde est perçu comme étant composé d’êtres vivants, dynamiques, interconnectés, valables intrinsèquement, le pouvoir ne peut plus être « vu comme quelque chose que les gens ont – les rois, les tsars, les généraux tiennent le pouvoir comme on tient un couteau ». Le pouvoir immanent, le pouvoir-du-dedans, n’est pas quelque chose que nous avons, mais quelque chose que nous pouvons faire.

STARHAWK, Rêver l’obscur (1982), pp.38-50

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