Feinberg : Est-il juste d’accorder des droits à la nature ?

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Il est clair que nous ne devrions pas maltraiter certaines plantes, et il existe en effet des réglementations qui imposent aux personnes le devoir de respecter certains membres du règne végétal. Par exemple, il est interdit de cueillir des fleurs sauvages dans les toundras montagneuses des parcs nationaux, ou de mettre en danger les arbres d’une forêt sèche. (…)

Toutefois, nous sommes tous d’accord pour dire que les plantes ne sont pas cette sorte d’êtres qui peut avoir des droits. Jamais il ne sera vraisemblable de comprendre les plantes comme les bénéficiaires directement visés par les règles qui sont conçues pour les “protéger”. Nous voulons préserver les séquoïas pour le profit (sake) que les êtres humains tirent à la vue de leur magnifique sérénité, et pour celui des générations futures d’êtres humains. Les arbres ne sont pas cette sorte d’êtres qui ont leur “propre profit”, en dépit du fait qu’ils ont des propensions biologiques. N’ayant par eux-mêmes ni désirs ni objectifs conscients, il est impossible que les arbres connaissent la satisfaction ou la frustration, le plaisir ou la douleur. Par conséquent, il n’y a nul lieu de traiter cruellement les arbres. Selon ces aspects moralement cruciaux, les arbres sont différents des espèces supérieures d’animaux.

Pourtant, les arbres ne sont pas de simples choses comme les pierres. Ils croissent et se développent selon les lois de leur nature propre. Aristote et Thomas d’Aquin admettaient que les arbres avaient leurs “fins naturelles”. Pourquoi alors leur refuser le statut d’êtres disposant d’intérêts propres ? Ma raison est que, de quelque façon qu’on achève l’analyse de ce concept, un intérêt présuppose un équipement cognitif au moins rudimentaire. Un intérêt est composé de désirs et de buts, qui eux-mêmes présupposent des sortes de croyances, ou de conscience cognitive. Une créature désirante veut X parce qu’elle recherche tout ce qui est O et que X lui apparaît comme O, ou bien elle recherche Y et elle croit, ou attend, ou espère que X sera un moyen d’atteindre Y. (…) De simples aspirations brutes non liées à des croyances – aspirant à on ne sait quoi – pourraient peut-être constituer une forme primitive de conscience (sans pétition de principe), mais il s’agit de bien autre chose que ce que nous appelons “désir”, tout particulièrement quand nous parlons d’êtres humains.

Si une telle théorie est exacte, nous ne trouverons jamais aucune raison justifiant d’attribuer des désirs ou une volonté à une créature que l’on sait incapable de développer mêmes les croyances les plus rudimentaires ; et si les désirs et la volonté sont les éléments qui constituent les intérêts, les créatures dépourvues d’esprit ne présentent par elles-mêmes aucun intérêt. C’est pourquoi la loi ne saurait viser la protection de leurs intérêts, et il faut comprendre derrière cette protection juridique  la protection des intérêts que des êtres humains ont pour elles.

Néanmoins, la vie des plantes pourrait présenter des complications pour la théorie des intérêts [car] on dit aussi bien des plantes que des animaux qu’elles ont des besoins propres. (…) Les besoins des plantes semblent plus proches de ceux des animaux          que les pseudo-besoins de simples choses. Le propriétaire de la plante en a besoin        (par exemple pour sa valeur commerciale ou comme repas potentiel), mais la plante elle-même, à première vue, a besoin d’être nourrie et cultivée. La confusion dans laquelle nous nous trouvons a sa source dans le langage. C’est un lieu commun d’affirmer que le mot “besoin” est ambigu. Affirmer que A a besoin de X, c’est dire soit :

(1) X est nécessaire pour accomplir l’un des objectifs de A, ou pour remplir une de ses fonctions,

ou bien 

(2) X est bon pour A, et son absence lui serait préjudiciable ou néfaste. 

La première interprétation du besoin est neutre du point de vue des valeurs                     et n’implique aucun commentaire sur la valeur de son objectif ou de sa fonction ;         tandis que la seconde nous engage dans un jugement de valeur sur ce qui est bon           ou mauvais pour A sur le long terme, autrement dit sur ce qui est dans l’intérêt de A. Donc, pour avoir des intérêts, un être doit avoir des besoins dans le second sens, mais toute sorte de chose, végétale ou minérale, pourrait avoir des besoins dans le premier sens. Une automobile a besoin d’essence et d’huile pour bien fonctionner, mais ce n’est pas un drame si elle n’en dispose plus : un réservoir vide n’entrave ni ne retarde ses intérêts. De la même façon, dire qu’un arbre a besoin de lumière et d’eau, c’est simplement affirmer que sans ces éléments il ne pourra pas croître ni survivre ; mais à moins que la croissance et la survie des arbres ne fassent l’objet de préoccupations humaines, affectant des intérêts humains, pratiques ou esthétiques, sans cela les besoins des arbres seuls ne suffiront pas pour revendiquer ce qui leur est “dû” selon leur bon droit. Les plantes peuvent avoir besoin de certaines choses pour remplir leurs fonctions, mais leurs fonctions leur sont assignées par des intérêts humains, et non par elles-mêmes.

Joel FEINBERG, « Les droits des animaux et des générations à venir » (1974) (trad.G.Lequien)

Questions de compréhension :

  • Selon Feinberg, dans l’intérêt de qui faut-il préserver la nature ? Justifiez.
  • Selon Feinberg, que faut-il posséder pour avoir des intérêts ? Appliquez son raisonnement à un exemple précis.
  • Les arbres ont-ils des besoins qui doivent être respectés pour eux-mêmes ?

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