Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l’affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur oeuvre. Il appert* par la suite qu’ils ont eu raison, et que les autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce qu’ils voulaient, s’y attachent et laissent faire. Car l’oeuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s’ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté. Car l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. Leur oeuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs d’âmes, c’est parce qu’ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre.
HEGEL, La Raison dans l’histoire, II, 2 (“Les moyens de la réalisation”),
coll. 10/18, p. 123
* “il appert que” = il apparaît avec évidence que.
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