Becker : Le scientifique peut-il prendre parti ?

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Avoir des valeurs ou ne pas avoir de valeurs : la question nous poursuit, quand les sociologues entreprennent d’étudier des problèmes en lien avec le monde dans lequel ils vivent, ils se sentent pris dans des tirs croisés. On les pousse à ne pas prendre parti, à être neutre et à faire une recherche techniquement correcte et exempte de valeurs. D’autres leur disent que leur travail est superficiel et inutile s’il n’exprime pas un profond engagement. 

Ce dilemme, apparemment si difficile pour tant de gens, n’existe en fait pas, il est imaginaire. Pour qu’il existe, on devrait supposer, comme certains le font, qu’il est possible de faire de la recherche non contaminée par des sympathies personnelles et politiques. Je propose de démontrer que cela n’est pas possible et, de ce fait, que la question n’est pas de savoir si nous devrions prendre parti, étant donné que nous le ferons inévitablement, mais plutôt de savoir de quel côté nous sommes. (…) 

Au cours de notre travail et pour quelque raison personnelle que ce soit, nous tombons dans une profonde empathie avec les gens étudiés, si bien que tandis que le reste de la société les perçoit comme non dignes d’une manière ou d’une autre de la déférence ordinairement accordée à un citoyen, nous croyons qu’ils sont au moins aussi bons           que n’importe qui d’autre, qu’ils sont plus victimes que coupables. Pour cette raison, nous ne donnons pas une image équitable. Nous nous focalisons trop sur des questions dont les réponses montrent que le déviant supposé est moralement dans le vrai et le citoyen ordinaire dans le faux. Nous négligeons les questions dont les réponses montreraient que le déviant, après tout, a fait quelque chose de plutôt mal et, en effet, mérite plutôt ce qui lui arrive. En conséquence, l’évaluation globale du problème étudié est unilatérale. Ce que nous produisons est un blanchiment du déviant et une condamnation, même seulement par implication, de ces respectables citoyens qui, pensons-nous, ont fait du déviant qui il est. 

(…) Des situations similaires, et des sentiments similaires de partialité de notre travail, se produisent dans l’étude d’écoles, d’hôpitaux, d’asiles et de prisons, dans l’étude de maladies tant physiques que mentales, dans l’étude tant de la jeunesse “normale”         que délinquante. Dans ces situations, les parties supérieures sont d’ordinaire les autorités officielles et professionnelles en charge d’importantes institutions, tandis que les subordonnés sont ceux qui utilisent les services de cette institution. Ainsi, les policiers sont les supérieurs, les toxicomanes les subordonnés ; les professeurs et les administrateurs, les directeurs d’établissement et les enseignants, sont les supérieurs, tandis que les étudiants et les élèves les subordonnés ; les médecins sont les supérieurs, leurs patients les subordonnés. (…)

Nous provoquons la suspicion que nous avons un parti pris en faveur des parties subordonnées dans un arrangement apolitique quand nous racontons l’histoire à partir de leur point de vue. Nous pouvons, par exemple, étudier leurs plaintes, même si elles sont subordonnées, sur la manière dont les choses sont gérées, comme si on devait donner autant de crédit à leurs plaintes qu’aux déclarations des fonctionnaires responsables. Nous nous faisons accuser quand nous supposons, pour les besoins de notre recherche, que les subordonnés ont autant le droit d’être écoutés que leurs supérieurs, qu’ils sont susceptibles de dire la vérité comme ils la perçoivent en tant que subordonnés, que ce qu’ils disent à propos de l’institution a le droit d’être étudié et d’en établir la véracité ou la fausseté, même si les fonctionnaires responsables nous assurent que cela n’est pas nécessaire car les accusations sont erronées. 

Nous pouvons utiliser la notion de hiérarchie de crédibilité pour comprendre ce phénomène. Dans n’importe quel système de groupes hiérarchisés, les participants pensent qu’il va de soi que les membres du groupe supérieur ont le droit de définir             les choses telles qu’elles sont véritablement. Dans n’importe quelle organisation, peu importe ce que le reste de l’organigramme de l’organisation montre, les flèches indiquant le flux d’information mettent en évidence, donc démontrent (au moins formellement) que ceux se trouvant tout au sommet ont accès à une image plus complète de ce qui se passe que n’importe qui d’autre. Les membres des groupes inférieurs auront une information incomplète et leur perception de la réalité sera en conséquence partiale  et biaisée. C’est pourquoi, du point de vue d’un participant bien socialisé dans le système, les histoires racontées par ceux se trouvant au sommet méritent intrinsèquement d’être considérées comme les comptes rendus les plus crédibles qu’il est possible d’obtenir sur le fonctionnement de l’organisation. (…) Ainsi, la crédibilité et le droit d’être entendu sont distribués de manière différentielle au sein des rangs du système. 

En tant que sociologues, nous sommes accusés de partialité, par nous-mêmes et par d’autres, en refusant d’accorder crédit et déférence à un ordre établi de statuts, dans lequel la connaissance de la vérité et le droit d’être entendu ne sont pas distribués équitablement. “Tout le monde sait” que les fonctionnaires responsables en savent plus que les profanes, que la police est plus respectable et que ses dires devraient être pris    plus au sérieux que ceux des déviants et des criminels avec lesquels elle traite. En refusant d’accepter la hiérarchie de crédibilité, nous exprimons un manque de respect vis-à-vis de la totalité de l’ordre établi.(…)

Quelles sont les raisons de cette disproportion dans les accusations de partialité ? Pourquoi accusons-nous plus souvent ceux qui sont du côté des subordonnés que ceux        qui sont du côté des supérieurs ? Parce que, quand nous émettons la première accusation, nous avons, comme des membres bien socialisés de notre société que sont la plupart d’entre nous, accepté la hiérarchie de crédibilité et repris les accusations faites par les fonctionnaires responsables. La raison pour laquelle les fonctionnaires responsables émettent de si fréquentes accusations réside précisément dans le fait             qu’ils sont responsables. On leur a confié le soin et le fonctionnement de l’une ou l’autre de nos institutions importantes : les écoles, les hôpitaux, l’application de la loi, etc. Ils sont ceux qui, en vertu de leur position officielle et de l’autorité allant de pair, sont en mesure de “faire quelque chose” quand les choses ne vont pas comme elles devraient et, de même, ceux qui devront rendre des comptes s’ils ne parviennent pas à “faire quelque chose” ou si ce qu’ils font est, pour quelque raison que ce soit, inadéquat. 

Parce qu’ils sont à ce point responsables, les administrateurs doivent d’ordinaire mentir. C’est une manière grossière de le dire, mais pas incorrecte. Les administrateurs doivent mentir parce que les choses sont rarement comme elles devraient l’être. Pour diverses raisons, bien connues des sociologues, les institutions sont réfractaires. Elles ne fonctionnent pas comme la société le voudrait. Les hôpitaux ne soignent pas les personnes ; les prisons ne réhabilitent pas les prisonniers ; les écoles n’éduquent pas les élèves. Étant donné qu’elles sont censées le faire, les fonctionnaires développent           des manières de nier l’impossibilité de l’institution de fonctionner comme elle devrait et d’expliquer les échecs ne pouvant être dissimulés. C’est pourquoi le compte-rendu du fonctionnement de l’institution du point de vue des subordonnés émet des doutes sur la ligne officielle et peut peut-être révéler qu’il s’agit d’un mensonge. (…)

Et ainsi nous voyons pourquoi nous nous accusons de partialité seulement quand nous prenons le parti du subordonné. Dans une situation non ouvertement politique, dont les problèmes principaux sont réputés discutables, nous rejoignons les fonctionnaires responsables et l’homme de la rue dans une acceptation irréfléchie de la hiérarchie              de crédibilité. Nous supposons avec eux que l’homme se trouvant au sommet sait mieux que les autres. Nous ne réalisons pas qu’il y a des partis à prendre et que nous prenons l’un d’entre eux. (…)

Howard S. BECKER, “De quel côté sommes-nous ?” (1966)

Questions :

  • Selon Becker, quels sont les deux points de vue possible lors d’un conflit social ? Lequel écoute-t-on davantage, d’habitude ? Justifiez.
  • Quel parti le sociologue doit-il éviter de prendre pour ne pas être accusé de partialité ? Ce point de vue a-t-il des choses à nous apprendre ?
  • Quand le scientifique croit qu’il ne prend pas parti, a-t-il raison selon Becker ? Expliquez.

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