Leopold : Est-il juste d’attribuer des droits à la nature ?

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Il me paraît inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans amour, sans respect, sans admiration pour elle, et sans une grande considération pour sa valeur. Par valeur, j’entends bien sûr quelque chose qui dépasse de loin la valeur économique ; je l’entends au sens philosophique.

L’obstacle le plus sérieux à l’évolution d’une éthique de la terre tient peut-être au fait que notre système éducatif et économique s’éloigne plus qu’il ne se rapproche d’une conscience intense de la terre. L’homme moderne typique est séparé de la terre par de nombreux intermédiaires et par d’innombrables gadgets. Il n’a pas de relation vitale à la terre. Pour lui, elle est l’espace entre les villes où poussent des récoltes. Lâchez-le une journée dans la nature ; si l’endroit n’est pas un terrain de golf ou un “site pittoresque”, il s’ennuiera mortellement. Si l’on pouvait remplacer les fermes par la culture hydroponique, il trouverait cela très bien. Les substituts synthétiques du bois, du cuir, de la laine et autres produits naturels de la terre lui conviennent mieux que la chose même. En bref, la terre, c’est quelque chose qu’il a dépassé depuis longtemps.

Autre obstacle presque aussi sérieux à une éthique de la terre : l’attitude du fermier pour lequel elle est encore un adversaire, ou un tyran qui le maintient en esclavage. Théoriquement, la mécanisation de l’agriculture devrait briser ses chaînes, mais est-ce vraiment le cas ? On peut en discuter. (…)

La montagne qu’il faut déplacer pour libérer le processus vers une éthique, c’est tout simplement ceci : cessez de penser au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique. Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste autant qu’en termes de ce qui est économiquement avantageux. Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.

Il va sans dire, bien sûr, que la faisabilité économique limite la marge de ce qui peut ou ne peut pas être fait en faveur de la terre. Il en a toujours été, il en ira toujours ainsi. Le sophisme que les tenants du déterminisme économique nous ont attaché autour du cou, collectivement, et dont nous devons à présent nous débarrasser, c’est l’idée que l’économie détermine tout l’usage de la terre. Ce n’est pas le cas. Une foule innombrable d’actions et d’attitudes, qui comprennent peut-être l’essentiel de toutes les relations à la terre, sont déterminées par les goûts et les prédilections de l’utilisateur plus que par son portefeuille. L’essentiel de toutes les relations à la terre demande un investissement en termes de temps, de réflexion, de talent et de foi, bien plus qu’un investissement financier. Dans l’usage de la terre, on est ce que l’on pense. (…)

L’évolution d’une éthique de la terre est un processus intellectuel autant qu’émotionnel. La route de l’écologie est pavée de bonnes intentions qui s’avèrent futiles, voire dangereuses, parce qu’elles sont dépourvues d’une compréhension critique de la terre aussi bien que de l’usage économique qu’on en fait. Je pense que c’est un truisme de dire qu’à mesure que la frontière éthique se déplace de l’individu à la communauté son contenu intellectuel est augmenté.

Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables (1949), pp.282-284

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