Desmond : Les plus pauvres peuvent-ils dépenser leur argent comme ils le veulent ?

Le sociologue américain Matthew Desmond a suivi plusieurs familles qui luttent pour payer leur loyer et éviter d’être expulsées pendant la crise financière de 2007-2008, dans des quartiers pauvres de Milwaukee, Wisconsin.

[Pour beaucoup de personnes, dont sa fille], Larraine est pauvre parce qu’elle jette son argent par la fenêtre. Mais l’inverse est beaucoup plus vrai : Larraine jette son argent par la fenêtre parce qu’elle est pauvre.

Avant son expulsion, il ne restait à Larraine que 164$ après avoir payé son loyer. Elle aurait pu en mettre un peu de côté, en rognant sur le câble et sur Walmart. Si Larraine avait trouvé le moyen de mettre 50$ de côté chaque mois (soit presque un tiers de son revenu une fois le loyer payé), cela lui aurait rapporté 600$ à la fin de l’année – de quoi couvrir un mois de loyer. Et ça aurait été au prix de sacrifices considérables, puisqu’elle aurait parfois dû faire une croix sur certaines choses comme l’eau chaude ou les vêtements. Larraine aurait au moins pu économiser ce que lui coûtait son abonnement au câble. Mais pour une dame âgée vivant dans un mobile home isolé du reste de la ville, qui n’a pas de voiture, qui ne sait pas se servir d’Internet, qui n’a qu’occasionnellement un téléphone, qui ne travaille plus, et qui a parfois des crises de fibromyalgie et de migraines, le câble est un ami irremplaçable.

La vie des gens comme Larraine est soumise à des restrictions si aggravées qu’il est difficile d’imaginer la quantité d’efforts, de contrôle de soi et de sacrifices qui leur permettrait de sortir de la pauvreté. Il y avait un tel écart entre la pauvreté écrasante et un niveau de pauvreté à peine plus stable que ceux qui sont tout en bas n’avaient que peu d’espoir de s’en sortir, même en comptant chaque centime. Alors, ils choisissaient de ne pas compter. A la place, ils tentaient de survivre riches en couleur, d’adoucir la souffrance avec du plaisir. Ils fumeraient un petit joint, ils boiraient un petit verre, feraient quelques paris ou s’achèteraient une télévision. Ils pourraient même dépenser leurs bons alimentaires pour acheter du homard.

Si Larraine dépensait son argent sans prudence, ce n’était pas parce que l’assistance publique lui en donnait trop, mais parce qu’elle lui en laissait trop peu. Elle a payé le prix pour son dîner au homard. Elle a dû manger à la banque alimentaire pour le reste du mois. Certains jours, son estomac criait famine. Ça valait le coup. “Je suis contente de ce que j’ai eu”, disait-elle, “et en échange je suis prête à manger des nouilles pour le reste du mois”.

Larraine a très tôt appris à ne pas s’excuser pour son existence. “Les gens vous reprochent n’importe quoi”, dit-elle. Ça ne lui faisait rien que le vendeur la regarde de travers. On la regardait de la même façon quand elle achetait du vinaigre balsamique à 14$ ou des côtes de boeuf. Larraine adorait cuisiner. “J’ai le droit de vivre, et j’ai le droit de vivre comme je l’entends”, dit-elle. “Les gens ne se rendent pas compte que même les pauvres se lassent de manger toujours la même chose. Par exemple, je déteste carrément les hot-dogs, et pourtant j’en ai mangé toute mon enfance. Alors, on se dit ‘quand je serai grande, je mangerai des steaks’. Et maintenant que je suis grande, j’en mange”

Matthew Desmond, Expulsés : pauvreté et profit dans une grande ville américaine (2016), pp. 219-220, version corrigée de la traduction proposée par Denis Colombi sur son blog (2017). 

Questions de compréhension :

  • Quel préjugé a-t-on souvent sur la façon dont les plus pauvres gèrent leur argent ?
  • Comment explique-t-on que Larraine ait tant de mal à économiser de l’argent ?
  • Selon Desmond, les plus pauvres méritent-ils de rester pauvres ?

Pour approfondir, voici une interview de Denis Colombi dans le podcast Programme B (avril 2020) :

 

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