Nous ne voyons pas dans la fausseté d’un jugement une objection contre ce jugement ; c’est là, peut-être, que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à conserver l’espèce, voire à l’améliorer, et nous sommes enclins à poser en principe que les jugements les plus faux (et parmi eux les jugements synthétiques a priori*) sont les plus indispensables à notre espèce, que l’homme ne pourrait pas vivre sans se rallier aux fictions de la logique, sans rapporter la réalité au monde purement imaginaire de l’absolu et de l’identique, sans fausser continuellement le monde en y introduisant le nombre. Car renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie même, équivaudrait à nier la vie. Reconnaître la non-vérité comme la condition de la vie, voilà certes une dangereuse façon de s’opposer au sens des valeurs qui a généralement cours, et une philosophie qui prend ce risque se situe déjà, du même coup, par-delà bien et mal.
NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal (1886), § 4
* “Jugements synthétiques a priori” : types de connaissances (scientifiques) que nous sommes capables d’établir, selon Kant, sans faire appel à l’expérience.
Questions :
- Selon le début du texte, quelles sont les 2 manières d’évaluer une connaissance ? Laquelle est préférable selon Nietzsche ?
- Donnez un exemple de ces connaissances fausses qui, selon Nietzsche, “sont les plus indispensables à notre espèce”.
- Nietzsche soutient ici une thèse nihiliste sur la connaissance : cherchez la signification de ce mot, et expliquez en quoi cette thèse est particulièrement paradoxale.