Rousseau : Le maître doit-il transmettre ce qu’il sait ?

Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux ; mais, pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre. Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres.

Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes: que de machines ! Pourquoi toutes ces représentations ? que ne commencez-vous par lui montrer l’objet même, afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez !

Une belle soirée on va se promener dans un lieu favorable, où l’horizon bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant, et l’on observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son coucher. Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au même lieu avant que le soleil se lève. On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente, l’orient paraît tout en flammes ; à leur éclat on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître ; on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt tout l’espace; le voile des ténèbres s’efface et tombe. L’homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui l’éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l’oeil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en choeur se réunissent et saluent de concert le père de la vie ; en ce moment pas un seul ne se tait ; leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée, il se sent de la langueur d’un paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’âme. Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste ; un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid.

Plein de l’enthousiasme qu’il éprouve, le maître veut le communiquer à l’enfant : il croit l’émouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise ! c’est dans le coeur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature ; pour le voir, il faut le sentir. L’enfant aperçoit les objets, mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une expérience qu’il n’a point acquise, il faut des sentiments qu’il n’a point éprouvés, pour sentir l’impression composée qui résulte à la fois de toutes ces sensations. S’il n’a longtemps parcouru des plaines arides, si des sables ardents n’ont brûlé ses pieds, si la réverbération suffocante des rochers frappés du soleil ne l’oppressa jamais, comment goûtera-t-il l’air frais d’une belle matinée ? comment le parfum des fleurs, le charme de la verdure, l’humide vapeur de la rosée, le marcher mol et doux sur la pelouse, enchanteront-ils ses sens ? Comment le chant des oiseaux lui causera-t-il une émotion voluptueuse, si les accents de l’amour et du plaisir lui sont encore inconnus ? Avec quels transports verra-t-il naître une si belle journée, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir ? Enfin comment s’attendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature, s’il ignore quelle main prit soin de l’orner ?

Ne tenez point à l’enfant des discours qu’il ne peut entendre. Point de descriptions, point d’éloquence, point de figures, point de poésie. Il n’est pas maintenant question de sentiment ni de goût. Continuez d’être clair, simple et froid; le temps ne viendra que trop tôt de prendre un autre langage.

Elevé dans l’esprit de nos maximes, accoutumé à tirer tous ses instruments de lui-même, et à ne recourir jamais à autrui qu’après avoir reconnu son insuffisance, à chaque nouvel objet qu’il voit il l’examine longtemps sans rien dire. Il est pensif et non questionner. Contentez-vous de lui présenter à propos les objets; puis, quand vous verrez sa curiosité suffisamment occupée, faites-lui quelque question laconique qui le mette sur la voie de la résoudre.

Dans cette occasion, après avoir bien contemplé avec lui le soleil levant, après lui avoir fait remarquer du même côté les montagnes et les autres objets voisins, après l’avoir laissé causer là-dessus tout à son aise, gardez quelques moments le silence comme un homme qui rêve, et puis vous lui direz : Je songe qu’hier au soir le soleil s’est couché là, et qu’il s’est levé là ce matin. Comment cela peut-il se faire ? N’ajoutez rien de plus: s’il vous fait des questions, n’y répondez point ; parlez d’autre chose. Laissez-le à lui-même, et soyez sûr qu’il y pensera.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou De l’éducation (1762), I

Questions de compréhension :

  • Selon Rousseau, le professeur doit-il répondre aux questions que pose l’enfant ? Justifiez pourquoi.
  • Pour apprendre, l’élève doit-il imiter le maître ? Utilisez un raisonnement par l’absurde.

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