Rousseau : L’homme est-il meilleur à l’état de nature ou à l’état civil ?

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), I, chapitre 8 “De l’état civil”

Questions :

  1. Dans le premier paragraphe, relevez les expressions qui décrivent l’état de nature et l’état civil dans ces deux colonnes, et expliquez le fonctionnement de l’homme dans chacun des deux états.
état de nature

état civil

   
   
   
   

2. Entre la liberté naturelle et la liberté civile, laquelle est la plus avantageuse ? Justifiez.

3. Analysez et justifiez : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ».

Une explication orale proposée par Zina, Marine et Pierrick (TL, 2017)

Une autre explication orale proposée par Laurie, Lola, Camille et Juliette (TL, 2018) :

 

Rousseau : Peut-on volontairement devenir esclave ?

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourrait s’aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants ; ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux.                Avant qu’ils soient en âge de raison le père peut en leur nom stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être ; mais non les donner irrévocablement et sans condition ; car un tel don est contraire aux fins de la nature et passe les droits de la paternité. Il faudrait donc pour qu’un gouvernement arbitraire fut légitime qu’à chaque génération le peuple fût le maître de l’admettre ou de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire.

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent, sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?

ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), I, chapitre 4 “De l’esclavage” §§4-6

Questions :

  1. Quel argument juridique Rousseau emploie-t-il au sujet de la folie dans le 1er paragraphe ? Expliquez.

  2. D’après le 2e paragraphe, les parents sont-ils responsables de la vie et de la liberté de leurs enfants ? Expliquez.
  3. Expliquez : « c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à leur volonté » (à l’aide d’un exemple).

  4. Quelle critique Rousseau adresse-t-il au contrat maître / esclave ?

Une explication orale proposée par Margaux, Kendra et Camille (TL, 2017) :

Une autre explication orale proposée par Paloma, Morgane & Yanis (TL, 2018) :

 

Pour approfondir :

Lewis : Existe-t-il d’autres mondes ?

Y a-t-il d’autres mondes qui sont d’autres manières ? Je prétends qu’il y en a. Je défends la thèse de la pluralité des mondes, ou réalisme modal, au regard de laquelle notre monde n’est qu’un monde parmi beaucoup d’autres. Il y a d’innombrables autres mondes, d’innombrables autres choses très inclusives. Notre monde est constitué de nous et de tout ce qui nous entoure, quel qu’en soit l’éloignement dans le temps et dans l’espace ; de la même façon qu’il est une vaste chose constituée de parties plus petites, les autres mondes sont également constitués de parties alter-mondaines plus petites. Les mondes sont semblables aux planètes lointaines, à ceci près que la plupart d’entre eux sont bien plus grands que de simples planètes, et qu’ils ne sont ni lointains, ni proches. Aucune distance spatiale ne les sépare d’ici, et ils ne sont ni éloignés, ni proches dans le passé ou le futur. Aucune distance temporelle ne les sépare du temps présent. Ils sont isolés : il n’y a absolument aucune relation spatio-temporelle entre les choses qui appartiennent à différents mondes. Ce qui arrive dans un monde n’est pas plus la cause de ce qui arrive dans un autre.

Les mondes sont nombreux et variés. Il en existe suffisamment pour fournir des mondes où (approximativement parlant) je finis [ce livre] à temps, où je n’existe pas, où absolument personne n’existe, où les constantes physiques n’autorisent aucune vie, où des lois entièrement différentes gouvernent les actions de particules étrangères possédant des propriétés étrangères. Il y a tant d’autres mondes, en fait, qu’absolument chaque manière possible dont un monde pourrait être est une manière dont quelque monde est.

David LEWIS, De la pluralité des mondes (1986), 1, pp.16-17

Extraits du documentaire de Brian Greene “La magie du cosmos, 4. Univers ou multivers ?”

Sartre : La coquette choisit-elle ce qu’elle devient ?

Voici, par exemple, une femme qui s’est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l’homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu’il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n’en veut pas sentir l’urgence: elle s’attache seulement à ce qu’offre de respectueux et de discret l’attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu’on nomme « les premières approches » : elle borne ce comportement à ce qu’il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu’on lui adresse autre chose que leur sens explicite, si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu’elle envisage comme des qualités objectives. L’homme qui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. (…)

C’est qu’elle n’est pas au fait de ce qu’elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu’elle inspire, mais le désir cru et nu l’humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c’est-à-dire qu’il s’adresse à son corps en tant qu’objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu’il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l’admiration, l’estime, le respect (…).

Mais voici qu’on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c’est consentir de soi-même au flirt, c’est s’engager. La retirer, c’est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l’heure. Il s’agit de reculer le plus loin possible l’instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s’aperçoit pas qu’elle l’abandonne. Elle ne s’en aperçoit pas parce qu’il se trouve par hasard qu’elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu’aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l’âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante – une chose.

Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi.

Jean-Paul SARTRE, L’être et le néant (1943), I, II, 2, pp. 89-90

Authentic Man (existential comics)

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Plantinga : la liberté humaine disculpe-t-elle Dieu de l’existence du mal ?

Dieu m’a-t-il rendu libre de choisir du porridge ?

Face au problème de l’existence du mal, Plantinga propose dans ce texte la défense de Dieu par le libre arbitre :

A un temps t dans un futur proche, Maurice sera libre à l’égard d’une action sans importance – disons, prendre du porridge lyophilisé pour son petit déjeuner. C’est-à-dire qu’au temps t Maurice sera libre de prendre du porridge mais aussi libre de prendre autre chose – par exemple des Weetabix. Ensuite, supposez qu’on considère E’, un état de choses inclus dans le monde actuel, et qui inclut le fait que Maurice soit libre au temps t de prendre du porridge et libre de ne pas en prendre. (…) Il ne fait pas de doute que Dieu sait ce que Maurice fera au temps t, si E’ est le cas ; c’est-à-dire que Dieu sait que l’un de ces deux conditionnels est vrai :

(1) Si E’ devait être le cas, Maurice prendrait librement du porridge,

ou

(2) si E’ devait être le cas, Maurice s’abstiendrait librement de prendre du porridge.

Donc ou bien Dieu sait que (1) est vraie, ou alors Il sait que (2) est vraie. Supposons que ce soit (1). Alors il y a un monde possible que Dieu, bien que tout-puissant, ne peut pas créer. (…)

Nous voyons que ce qui détermine s’il est ou non au pouvoir de Dieu d’actualiser ce monde, c’est ce que Maurice ferait s’il était libre dans une certaine situation. Ainsi donc, il y a toute une série de mondes possibles tels que c’est en partie à Maurice qu’il revient de déterminer si Dieu peut les actualiser. C’est, bien sûr, à Dieu qu’il revient de déterminer s’Il crée Maurice ou non, et c’est à Dieu également qu’il revient de déterminer s’Il le crée libre ou non à l’égard de l’action de prendre du porridge au temps t. Mais s’il crée Maurice et s’il le crée libre à l’égard de cette action, alors c’est à Maurice qu’il revient de déterminer s’il accomplit ou non l’action – pas à Dieu.

Alvin PLANTINGA, “Dieu, la liberté et le mal” (1974)

Platon : Faire ce qui me plaît, est-ce faire ce que je veux ?

Socrate :          Dis-moi, à ton avis, les hommes souhaitent-ils faire chaque action qu’ils font ? Ou bien, ce qu’ils veulent, n’est-ce pas plutôt le but qu’ils poursuivent en faisant telle ou telle chose ? Par exemple, quand on avale la potion prescrite par un médecin, à ton avis, désire-t-on juste ce qu’on fait, à savoir boire cette potion et en être tout indisposé ? ne veut-on pas plutôt recouvrer  la santé ? n’est-ce pas pour cela qu’on boit la potion ?

Polos :             Oui, ce qu’on veut, c’est la santé, évidemment.

Socrate :          L’armateur, par exemple (comme n’importe quel autre négociant ou homme d’affaires), a-t-il le désir d’accomplir chaque action qu’il fait ? Non, quel est l’homme, en effet, qui accepterait volontiers de traverser les mers, d’y connaître tous les dangers et tous les ennuis de ce métier ? Non, ce que les hommes veulent avoir, à mon sens, c’est le bien pour lequel ils sont allés en mer, c’est la richesse qu’ils veulent, et c’est pour gagner cette richesse qu’ils se sont mis à naviguer.

Polos :             Oui, tout à fait.

Socrate :          D’ailleurs, n’est-ce pas toujours comme cela ? Quand on fait quelque chose, ce qu’on veut, est-ce la chose qu’on fait ? N’est-ce pas plutôt le but qu’on poursuit en faisant cette chose ?

Polos :             Oui. (…)

Socrate :          C’est donc le bien que les hommes recherchent : s’ils marchent, c’est qu’ils font de la marche à pied dans l’idée qu’ils s’en trouveront mieux ; au contraire, s’ils se reposent, c’est qu’ils pensent que le repos est mieux pour eux : n’agissent-ils pas ainsi pour en retirer un bien ?

Polos :             Oui.

Socrate :          Or, quand on fait mourir un homme – si vraiment cet homme doit mourir –, quand on l’exile, quand on le dépouille de ces richesses, n’agit-on pas ainsi dans l’idée qu’il est mieux pour soi de faire cela que de ne pas le faire ?

Polos :             Oui, parfaitement.

Socrate :          Par conséquent, les hommes qui commettent pareilles actions agissent-ils toujours ainsi pour en retirer un bien ?

Polos :             Oui, je l’affirme. (…)

Socrate :          Personne ne veut donc massacrer, bannir, confisquer des richesses, pour le simple plaisir d’agir ainsi ; au contraire, si de tels actes sont bénéfiques, nous voulons les accomplir, s’ils sont nuisibles, nous ne le voulons pas. Car nous voulons les bonnes choses, mais nous ne voulons pas ce qui est neutre, et encore moins ce qui est mauvais, n’est-ce pas ? Si on fait mourir un homme, si on l’exile de sa cité, si on s’empare de ses richesses – quand on agit ainsi, c’est dans l’idée que pareilles actions sont avantageuses pour celui qui les commet, mais si, en fait, elles sont nuisibles, leur auteur, malgré tout, aura fait tout ce qui lui plaît. N’est-ce pas ?

Polos :             Oui.

Socrate :          Tout de même, fait-il vraiment ce qu’il veut, s’il s’avère que les actes qu’il a accomplis lui-même sont mauvais pour lui ?

Polos :             Eh bien non, il ne me paraît pas qu’il fasse ce qu’il veut.

Socrate :          Je disais donc la vérité quand j’affirmais qu’il est possible qu’un homme, qui fait ce qui lui plaît dans la cité, n’y ait en fait presque pas de pouvoir et n’y fasse pas non plus tout ce qu’il veut.

PLATON, Gorgias 467c-468e

Questions :

  • Que veut exactement le malade qui boit une potion amère ?
  • Selon Platon, le tyran fait-il “ce qui lui plaît” ou “ce qu’il veut” ?
  • Selon Platon, peut-on vouloir le mal pour le mal ?

Aurais-je pu agir autrement ?

L’une des conditions de la liberté est le principe des possibilités alternatives : mon action est libre si dans la même situation initiale j’aurais également pu agir autrement.

Ce court-métrage d’animation réalisé par Vincent Bierrewaerts propose de visualiser ce que cela donnerait pour le même homme d’agir de plusieurs façons différentes :

  • Identifiez les différents parcours possibles. A quels moments divergent-ils ?
  • Y a-t-il des raisons qui expliquent les différents choix possibles au tout début ?
  • Cet individu vous semble-t-il réellement libre ?