Rousseau : La musique est-elle comparable avec la peinture ?

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On voit par-là que la peintre est plus près de la nature, et que la musique tient plus à l’art humain. On sent aussi que l’une intéresse plus que l’autre, précisément parce qu’elle rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos semblables. La peinture est souvent morte et inanimée ; elles vous peut transporter au fond d’un désert : mais sitôt que des signes vocaux frappent votre oreille, ils vous annoncent un être semblable à vous ; ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’âme ; et s’ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n’y êtes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante ; et l’on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans se dire à l’instant, Un autre être sensible est ici.

C’est un des grands avantages du musicien, de pouvoir peindre les choses qu’on ne saurait entendre, tandis qu’il est impossible au peintre de représenter celles qu’on ne saurait voir ; et le plus grand prodige d’un art qui n’agit que par le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. Le sommeil, le calme de la nuit, la solitude et le silence même, entrent dans les tableaux de la musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence, et le silence l’effet du bruit, comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone, et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. Mais la musique agit plus intimement sur nous, en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre ; et comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la peinture, dénuée de cette force, ne peut rendre à la musique les imitations que celle-ci tire d’elle. Que toute la nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non-seulement il agitera la mer, animera la flammes d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents ; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), XVI §7-8

Rousseau : La parole s’oppose-t-elle au chant ?

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Avec les premières voix se formèrent les premières articulations ou les premiers sons, selon le genre de la passion qui dictait les uns ou les autres. La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c’est la glotte qui la modifie, et cette voix devient un son ; seulement les accents en sont plus fréquents ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s’y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes, et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune. Autour des fontaines dont j’ai parlé, les premiers discours furent les premières chansons : les retours périodiques et mesurés du rhythme, les inflexions mélodieuses des accents, firent naître la poésie et la musique avec la langue ; ou plutôt tout cela n’était que la langue même pour ces heureux climats et ces heureux temps, où les seuls besoins pressans qui demandaient le concours d’autrui étaient ceux que le cœur faisait naître.

Les premières histoires, les premières harangues, les premières lois, furent en vers ; la poésie fut trouvée avant la prose ; cela devait être, puisque les passions parlèrent avant la raison. Il en fut de même de la musique : il n’y eut point d’abord d’autre musique que la mélodie, ni d’autre mélodie que le son varié de la parole ; les accents formaient le chant, les quantités formaient la mesure, et l’on parlait autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix. Dire et chanter étaient autrefois la même chose dit Strabon ; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source de l’éloquence . Il fallait dire que l’une et l’autre eurent la même source, et ne furent d’abord que la même chose.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), XII §1-2

Rousseau : Le langage améliore-t-il l’esprit ?

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Dans les premiers temps , les hommes épars sur la face de la terre n’avaient de société que celle de la famille, de lois que celles de la nature, de langue que le geste et quelques sons inarticulés . Ils n’étaient liés par aucune idée de fraternité commune ; et n’ayant aucun arbitre que la force, ils se croyaient ennemis les uns des autres. C’étaient leur faiblesse et leur ignorance qui leur donnaient cette opinion. Ne connaissant rien, ils craignaient tout ; ils attaquaient pour se défendre. Un homme abandonné seul sur la face de la terre, à la merci du genre humain, devait être un animal féroce. Il était prêt à faire aux autres tout le mal qu’il craignait d’eux. La crainte et la faiblesse sont les sources de la cruauté.

Les affections sociales ne se développent en nous qu’avec nos lumières. La pitié, bien que naturelle au cœur de l’homme, resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant. Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Qu’on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises. Comment imaginerais-je des maux dont je n’ai nulle idée ? Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre, si je ne sais pas même qu’il souffre, si j’ignore ce qu’il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain.

La réflexion naît des idées comparées, et c’est la pluralité des idées qui porte à les comparer. Celui qui ne voit qu’un seul objet n’a point de comparaison à faire. Celui qui n’en voit qu’un petit nombre, et toujours les mêmes dès son enfance, ne les compare point encore, parce que l’habitude de les voir lui ôte l’attention nécessaire pour les examiner : mais à mesure qu’un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connaître ; dans ceux qui nous sont connus nous lui cherchons des rapports. C’est ainsi que nous apprenons à considérer ce qui est sous nous yeux, et que ce qui nous est étranger nous porte à l’examen de ce qui nous touche.

Appliquez ces idées aux premiers hommes, vous verrez la raison de leur barbarie. N’ayant jamais rien vu que ce qui était autour d’eux, cela même ils ne le connaissaient pas ; ils ne se connaissaient pas eux-mêmes. Ils avaient l’idée d’un père, d’un fils, d’un frère, et non pas d’un homme. Leur cabane contenait tous leurs semblables ; un étranger, une bête, un monstre, étaient pour eux la même chose : hors eux et leur famille, l’univers entier ne leur était rien.

De là les contradictions apparentes qu’on voit entre les pères des nations ; tant de naturel et tant d’inhumanité ; des mœurs si féroces et des cœurs si tendres ; tant d’amour pour leur famille et d’aversion pour leur espèce. Tous leurs sentiments, concentrés entre leur proches, en avaient plus d’énergie. Tout ce qu’ils connaissaient leur était cher. Ennemis du reste du monde, qu’ils ne voyaient point et qu’ils ignoraient, ils ne haïssaient que ce qu’ils ne pouvaient connaître.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), IX §1-5

Rousseau : L’écriture améliore-t-elle le langage ?

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L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue l’exactitude à l’expression. L’on rend ses sentiments quand on parle, et ses idées quand on écrit. En écrivant, on est forcé de prendre tous les mots dans l’acception commune ; mais celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les détermine comme il lui plaît ; moins gêné pour être clair, il donne plus à la force ; et il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtemps la vivacité de celle qui n’est que parlée. On écrit les voix et non pas les sons : or, dans une langue accentuée, ce sont les sons, les accents, les inflexions de toute espèce, qui font la plus grande énergie du langage, et rendent une phrase, d’ailleurs commune, propre seulement au lieu où elles est. Les moyens qu’on prend pour suppléer à celui-là étendent, allongent la langue écrite, et, passant des livres dans le discours, énervent la parole même . En disant tout comme on l’écrirait, on ne fait plus que lire en parlant.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), V §13

Rousseau : Le langage sert-il à connaître les choses ?

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Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après.

Or, je sens bien qu’ici le lecteur m’arrête, et me demande comment une expression peut être figurée avant d’avoir un sens propre, puisque ce n’est que dans la translation du sens que consiste la figure. Je conviens de cela ; mais pour m’entendre il faut substituer l’idée que la passion nous présente au mot que nous transposons ; car on ne transpose les mots que parce qu’on transpose aussi les idées : autrement le langage figuré ne signifierait rien. Je réponds donc par un exemple.

Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de géants. Après beaucoup d’expériences, il aura reconnu que ces prétendus géants n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenait point à l’idée qu’il avait d’abord attachée au mot de géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux et à lui, tel par exemple que le nom d’homme, et laissera celui de géant à l’objet faux qui l’avait frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux, et que la première idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité. Ce que j’ai dit des mots et des noms est sans difficulté pour les tours de phrases. L’image illusoire offerte par la passion se montrant la première, le langage qui lui répondait fut aussi le premier inventé ; il devint ensuite métaphorique quand l’esprit éclairé, reconnaissant sa première erreur, n’en employa les expressions que dans les mêmes passions qui l’avaient produite.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), III §§1-3

 

Rousseau : Le langage est-il rationnel ?

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Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions arrachèrent les premières voix. En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait-il raisonner sur l’origine des langues tout autrement qu’on n’a fait jusqu’ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu’on imagine dans leur composition. Ces langues n’ont rien de méthodique et de raisonné ; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes.

Cela dut être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), II §§1-3

Rousseau : le langage naît-il de la nature ou de la société ?

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La parole distingue l’homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles ; on ne connaît d’où est un homme qu’après qu’il a parlé. L’usage et le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays ; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays et non pas d’un autre ? Il faut bien remonter, pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, et qui soit antérieure aux mœurs mêmes : la parole, étant la première institution sociale, ne doit sa forme qu’à des causes naturelles.

Sitôt qu’un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instruments par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc l’institution des signes sensibles pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l’instinct leur en suggéra la conséquence.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), I §§1-2