Avec les premières voix se formèrent les premières articulations ou les premiers sons, selon le genre de la passion qui dictait les uns ou les autres. La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c’est la glotte qui la modifie, et cette voix devient un son ; seulement les accents en sont plus fréquents ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s’y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes, et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune. Autour des fontaines dont j’ai parlé, les premiers discours furent les premières chansons : les retours périodiques et mesurés du rhythme, les inflexions mélodieuses des accents, firent naître la poésie et la musique avec la langue ; ou plutôt tout cela n’était que la langue même pour ces heureux climats et ces heureux temps, où les seuls besoins pressans qui demandaient le concours d’autrui étaient ceux que le cœur faisait naître.
Les premières histoires, les premières harangues, les premières lois, furent en vers ; la poésie fut trouvée avant la prose ; cela devait être, puisque les passions parlèrent avant la raison. Il en fut de même de la musique : il n’y eut point d’abord d’autre musique que la mélodie, ni d’autre mélodie que le son varié de la parole ; les accents formaient le chant, les quantités formaient la mesure, et l’on parlait autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix. Dire et chanter étaient autrefois la même chose dit Strabon ; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source de l’éloquence . Il fallait dire que l’une et l’autre eurent la même source, et ne furent d’abord que la même chose.
Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1755), XII §1-2