Kant : Mentir, est-ce porter atteinte aux autres ou à soi-même ?

La plus grande atteinte portée au devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral, c’est le contraire de la véracité : le mensonge. (…)
Le mensonge est l’oubli et pour ainsi dire l’anéantissement de sa dignité d’homme. Un homme qui ne croit pas lui-même ce qu’il dit à un autre a encore moins de valeur que s’il était une simple chose ; car de la propriété que possède cette dernière de pouvoir servir à quelque chose, un autre homme peut en tout cas faire quelque usage, parce que cette chose est une réalité et constitue un donné : en revanche, la communication de ses idées par l’intermédiaire de mots qui contiennent (intentionnellement) le contraire de ce qu’a par là en tête celui qui parle, c’est une fin directement opposée à la finalité naturelle de communiquer ses pensées, par conséquent un renoncement à sa personnalité. (…)
Le mensonge n’a même pas besoin d’être préjudiciable à autrui pour être déclaré répréhensible ; car si tel était le cas, il serait violation du droit d’autrui. La cause peut aussi en être simplement la légéreté, voire la bonté de coeur, et même on peut viser à travers le mensonge un fin réellement bonne : pourtant, l’attitude qui consiste à s’y abandonner constitue, par sa simple forme, un crime de l’homme envers sa propre personne et une indignité qui ne peut que rendre l’individu méprisable à ses propres yeux.
KANT, Métaphysique des moeurs. Doctrine de la vertu (1797), I, I, §9, pp.283-285

Dostoievski : Si Dieu existe, comment le mal est-il possible ?

Le Caravage, Le sacrifice d’Isaac (1603) Pourquoi Dieu a-t-il demandé à Abraham de sacrifier son fils ?

Pendant qu’il est encore temps, je me hâte de me défendre, c’est pourquoi je repousse résolument l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas une seule petite larme de ce petit enfant tourmenté qui se frappait la poitrine de son petit poing et priait le « bon Dieu » dans son trou puant ! Elle ne vaut pas ces petites larmes qui sont restées sans rachat et qui doivent être rachetées, sinon il n’y a pas d’harmonie possible. Mais comment les rachèteras-tu ? Est-ce vraiment possible ? Veux-tu dire qu’elles seront vengées ? Mais que ferai-je de cette vengeance, moi, quel besoin ai-je de l’enfer pour les bourreaux, quelle réparation l’enfer peut-il offrir quand les victimes sont déjà mortes dans les souffrances ? Et comment parler d’harmonie s’il existe un enfer ? Je veux pardonner et embrasser, je ne veux plus de souffrances. Et si les souffrances des enfants servent à compléter la somme des souffrances nécessitées par l’achat de la vérité, alors j’affirme d’ores et déjà que la vérité ne vaut pas ce prix. Et puis je ne veux pas, tout simplement, que la mère embrasse le bourreau qui fit déchirer son enfant par les chiens ! Elle n’a pas le droit de pardonner !

DOSTOIEVSKI, Les Frères Karamazov (1880) 2ème partie, livre V, chapitre IV