Arendt : Toute désobéissance à la loi est-elle criminelle ?

Des actes de désobéissance civile interviennent lorsqu’un certain nombre de citoyens ont acquis la conviction que les mécanismes normaux de l’évolution ne fonctionnent plus ou que leurs réclamations ne sont pas entendues ou ne seront suivies d’aucun effet — ou encore, tout au contraire, lorsqu’ils croient possible de faire changer d’attitude un gouvernement qui s’est engagé dans une action dont la légalité et la constitutionnalité sont gravement mises en doute. […]

Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un autre droit. […]

Le délinquant de droit commun, même s’il appartient à une organisation criminelle, agit uniquement dans son propre intérêt ; il refuse de s’incliner devant la volonté du groupe, et ne cédera qu’à la violence des services chargés d’imposer le respect de la loi. Celui qui fait acte de désobéissance civile, tout en étant généralement en désaccord avec une majorité, agit au nom et en faveur d’un groupe particulier. Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier d’un passe-droit.

Hannah Arendt, La Désobéissance civile (1972).

Antigone : Faut-il toujours obéir à la loi des hommes ?

Créon — Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou nies-tu le fait ?

Antigone — Je l’avoue et n’ai garde, certes, de le nier.

Créon (au Garde) — Vas donc où tu voudras, libéré d’une lourde charge. (Le Garde sort. À Antigone.) Et toi, maintenant, réponds-moi, sans phrases, d’un mot. Connaissais-tu la défense que j’avais fait proclamer ?

Antigone — Oui, je la connaissais : pouvais-je l’ignorer ? Elle était des plus claires.

Créon — Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ?

Antigone — Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! Ce n’est pas la Justice, assise à côté des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à de telles lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m’exposer à leur vengeance chez les dieux ? Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand bien même tu n’aurais rien défendu. Mais mourir avant l’heure, je le dis bien haut, pour moi, c’est tout profit : lorsqu’on vit comme moi, au milieu des malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort, pour moi, ce n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré que le corps d’un fils de ma mère n’eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau. De cela, oui, j’eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui me traite de folle.

Le Coryphee — Ah ! qu’elle est bien, sa fille ! la fille intraitable d’un père intraitable. Elle n’a jamais appris à céder aux coups du sort.

SOPHOCLE, Antigone, traduit du grec ancien par Mazon.