Descartes : L’esprit peut-il concevoir ce qu’est la matière ?

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§10. Mais je ne me puis empêcher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pensée, et qui tombent sous le sens, ne soient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l’imagination : quoiqu’en effet ce soit une chose bien étrange, que des choses que je trouve douteuses et éloignées, soient plus clairement et plus facilement connues de moi, que celles qui sont véritables et certaines, et qui appartiennent à ma propre nature. Mais je vois bien ce que c’est : mon esprit se plaît de s’égarer, et ne se peut encore contenir dans les justes bornes de la vérité. Relâchons-lui donc encore une fois la bride, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement régler et conduire. Continuer la lecture

Wittgenstein : Cela a-t-il un sens de vouloir douter de tout ?

Enfants, nous apprenons des faits, par exemple, que tout être humain a un cerveau, et nous les acceptons les yeux fermés. Je crois qu’il existe une île, l’Australie, qui a telle forme, etc. Je crois que j’ai eu des arrière-grands-parents, que les personnes qui disaient être mes parents étaient réellement mes parents, etc. Cette croyance peut ne jamais avoir été exprimée ; et même la pensée qu’il en est ainsi, jamais pensée.

L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance.

J’ai appris une quantité de choses que j’ai acceptées en m’en remettant à l’autorité, par la suite l’expérience personnelle est venue confirmer ou infirmer certaines choses.

En général, je tiens pour vrai ce qui est écrit dans les manuels scolaires, par exemple de géographie. Pourquoi ? Je dis : tous ces faits ont été confirmés des centaines de fois. Mais comment est-ce que je sais cela ? Quelle preuve en ai-je ? J’ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? Elle est, avant tout, le soubassement de toutes mes recherches et affirmations. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification.

Arrive-t-il jamais à quelqu’un de vérifier que cette table existe toujours lorsque personne ne lui prête attention ? Nous vérifions l’histoire de Napoléon, mais non si tous les comptes-rendus le concernant reposent sur des illusions sensorielles, des falsifications de documents et autres choses du genre. Car lorsque nous vérifions quoi que ce soit, nous présupposons déjà quelque chose que nous ne vérifions pas. Vais-je dire alors que l’expérience à laquelle je me livre afin de vérifier la vérité d’une proposition présuppose la vérité de la proposition que l’appareil que je crois voir est vraiment là (et autres choses du genre) ?
La vérification n’a-t-elle pas de fin ?

Ludwig WITTGENSTEIN, De la certitude (1951), §§ 159-164

Questions :

  • Expliquez le point commun des 3 premiers exemples utilisés par l’auteur : pourquoi est-il très difficile d’en douter, non seulement pour un enfant, mais aussi pour un adulte ?
  • Analysez le 4e exemple « les personnes qui disaient être mes parents étaient réellement mes parents » : pourquoi l’enfant y croit-il forcément ? Serait-il logiquement capable de formuler cette phrase ?
  • Définissez le mot « autorité », puis expliquez en quoi l’autorité et « l’expérience personnelle » sont deux sources de connaissances opposées mais complémentaires.
  • Montrez en quoi la question suivante est problématique : « J’ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? » (lignes 11-12). Ai-je les moyens de vérifier si elle peut être fausse ? Puis-je donc douter de cette image que j’ai du monde ?
  • D’après la fin du texte, l’historien a-t-il plutôt intérêt à être sceptique ou dogmatique ?

Pourrions-nous être des cerveaux dans une cuve ?

Dans le film Matrix (2000), Néo vient d’apprendre que toute sa vie est une illusion générée par la Matrice, et que son véritable corps se trouve ailleurs, dans le monde “réel”.

Voici une histoire de science fiction discutée par des philosophes : supposons qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super- ordinateur scientifique qui procure à la personne l’illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d’impulsions électroniques que l’ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si intelligent que si la personne essaye de lever la main, l’ordinateur lui fait « voir » et « sentir » qu’elle lève la main. En plus, en modifiant le programme le savant fou peut faire « percevoir » (halluciner) par la victime toutes les situations qu’il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l’opération, de sorte que la victime aura l’impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l’impression d’être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l’histoire amusante mais plutôt absurde d’un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui les gardent en vie.

Hilary PUTNAM, Raison, vérité et histoire (1981), chapitre 1, pp.15-17

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Questions :

  • Comment puis-je vérifier que mes perceptions actuelles viennent d’objets réels ?
  • Imaginons que nous soyons effectivement des cerveaux dans une cuve : par quel moyen pourrions-nous nous en rendre compte ?
  • Pourquoi l’histoire de Matrix nous offre-t-elle un scénario sceptique difficile à réfuter ?

Descartes : Un mauvais génie pourrait-il me faire douter de tout ?

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[9]     Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permette.

[10]     Il y aura peut-être ici des personnes qui aimeront mieux nier l’existence d’un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons pas pour le présent, et supposons, en leur faveur, que tout ce qui est dit ici d’un Dieu soit une fable. Toutefois, de quelque façon qu’ils supposent que je sois parvenu à l’état et à l’être que je possède, soit qu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent au hasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, il est certain que, puisque faillir et se tromper est une espèce d’imperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils attribueront à mon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours. Auxquelles raisons je n’ai certes rien à répondre, mais je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de constant et d’assuré dans les sciences. (…)

Je supposerai donc qu’il y a, non pas que Dieu, qui est très bon et qui est la souveraine source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement.

DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641), Première méditation, §§9-10, 12

Questions :

  • Quel intérêt pour la connaissance de supposer un dieu trompeur ?
  • Le mauvais génie peut-il me faire croire que “2+2=4” alors qu’en réalité 2+2=5 ?
  • Le mauvais génie peut-il me faire croire que j’existe alors qu’en réalité je n’existe pas ?

Une lecture commentée, par les TESL (2018) :

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Platon : Sommes-nous des prisonniers dans une caverne ?

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SOCRATE :
Représente-toi des hommes dans une sorte d’habitation souterraine en forme de caverne. Cette habitation possède une entrée disposée en longueur, remontant de bas en haut tout le long de la caverne vers la lumière. Les hommes sont dans cette grotte depuis l’enfance, les jambes et le cou ligotés de telle sorte qu’ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux, incapables de tourner la tête à cause de leurs liens. Représente-toi la lumière d’un feu qui brûle sur une hauteur loin derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés, un chemin sur la hauteur, le long duquel tu peux voir l’élévation d’un petit mur, du genre de ces cloisons qu’on trouve chez les montreurs de marionnettes et qu’ils érigent pour les séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs merveilles.
Imagine aussi le long de ce muret, des hommes qui portent toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d’hommes et d’autres animaux, façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c’est bien normal, certains parlent, d’autres se taisent.

GLAUCON :
Tu décris là une image étrange et de bien étranges prisonniers !

SOCRATE :
Ils sont semblables à nous.

PLATON, République, livre VII, 514a-517a

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Questions :

  • De quoi sommes-nous prisonniers selon Platon ?
  • Qui sont ces hommes qui manipulent toutes sortes d’objets pour projeter certaines ombres devant nous ?
  • Si l’un de ces prisonniers pouvait sortir de la caverne, pourrait-il facilement s’habituer à voir tout ce qui se trouve à l’extérieur ?

Pyrrhon : Peut-on vivre en étant sceptique ?

Il est nécessaire, avant tout, de faire porter l’examen sur notre pouvoir de connaissance, car si la nature ne nous a pas faits capables de connaître, il n’y a plus à poursuivre l’examen de quelque autre chose que ce soit. Pyrrhon d’Élis a soutenu en maître cette thèse. Les choses, dit-il, il les déclare toutes également indifférentes, instables, indécidables. C’est pourquoi ni nos sensations, ni nos opinions ne peuvent ni dire vrai ni se tromper. Par suite, il ne faut pas leur accorder la moindre confiance mais être sans opinion, sans inclination, inébranlable, en disant de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou qu’elle n’est ni n’est pas. Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, c’est d’abord l’aphasie, puis l’ataraxie.

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Pyrrhon impassible dans la tempête

Pyrrhon d’Elis soutenait qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que rien n’existe réellement et d’une façon vraie, mais qu’en toute chose les hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n’est pas plus ceci que cela. Sa vie justifiait ses théories. Il n’évitait rien, ne se gardait de rien, supportait tout, au besoin d’être heurté par un char, de tomber dans un trou, d’être mordu par des chiens, d’une façon générale ne se fiant en rien à ses sens. Toutefois il était protégé par ses gens qui l’accompagnaient. (…)

Un jour où Anaxarque était tombé dans une mare, Pyrrhon passa à côté de lui sans lui porter secours. Des gens le lui reprochèrent, mais seul Anaxarque le loua d’être réellement indifférent et sans passions

DIOGENE LAËRCE, IX, 61-68

Questions :

  • Pourquoi la vie de Pyrrhon semble-t-elle justifier ses théories ?
  • Les gens qui accompagnaient Pyrrhon étaient-ils sceptiques ?
  • Le sceptique peut-il obéir à des règles morales ? Pourquoi ?
Captain Metaphysics and the Extreme Skeptic (existential comics)

Captain Metaphysics and the Extreme Skeptic (existential comics)

Pascal : Tout désir est-il un éternel divertissement ?

Divertissement. – Quand je m’y suis mis parfois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, quand nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant, qu’on s’en imagine [un] accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité grandissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et [plus] malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court ; on n’en voudrait pas, s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité des rois, de [ce] qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse – qui nous en détourne – nous en garantit.

PASCAL, Pensées, fragment 139 (136)

Questions :

  • Pourquoi est-il si difficile de “demeurer en repos, dans une chambre” ?
  • Pourquoi un roi sans divertissement est-il plus malheureux que le moindre de ses sujets qui se divertit ?
  • Pourquoi le chasseur ne voudrait-il pas du lièvre s’il lui était offert ?

Platon : Faire ce qui me plaît, est-ce faire ce que je veux ?

Socrate :          Dis-moi, à ton avis, les hommes souhaitent-ils faire chaque action qu’ils font ? Ou bien, ce qu’ils veulent, n’est-ce pas plutôt le but qu’ils poursuivent en faisant telle ou telle chose ? Par exemple, quand on avale la potion prescrite par un médecin, à ton avis, désire-t-on juste ce qu’on fait, à savoir boire cette potion et en être tout indisposé ? ne veut-on pas plutôt recouvrer  la santé ? n’est-ce pas pour cela qu’on boit la potion ?

Polos :             Oui, ce qu’on veut, c’est la santé, évidemment.

Socrate :          L’armateur, par exemple (comme n’importe quel autre négociant ou homme d’affaires), a-t-il le désir d’accomplir chaque action qu’il fait ? Non, quel est l’homme, en effet, qui accepterait volontiers de traverser les mers, d’y connaître tous les dangers et tous les ennuis de ce métier ? Non, ce que les hommes veulent avoir, à mon sens, c’est le bien pour lequel ils sont allés en mer, c’est la richesse qu’ils veulent, et c’est pour gagner cette richesse qu’ils se sont mis à naviguer.

Polos :             Oui, tout à fait.

Socrate :          D’ailleurs, n’est-ce pas toujours comme cela ? Quand on fait quelque chose, ce qu’on veut, est-ce la chose qu’on fait ? N’est-ce pas plutôt le but qu’on poursuit en faisant cette chose ?

Polos :             Oui. (…)

Socrate :          C’est donc le bien que les hommes recherchent : s’ils marchent, c’est qu’ils font de la marche à pied dans l’idée qu’ils s’en trouveront mieux ; au contraire, s’ils se reposent, c’est qu’ils pensent que le repos est mieux pour eux : n’agissent-ils pas ainsi pour en retirer un bien ?

Polos :             Oui.

Socrate :          Or, quand on fait mourir un homme – si vraiment cet homme doit mourir –, quand on l’exile, quand on le dépouille de ces richesses, n’agit-on pas ainsi dans l’idée qu’il est mieux pour soi de faire cela que de ne pas le faire ?

Polos :             Oui, parfaitement.

Socrate :          Par conséquent, les hommes qui commettent pareilles actions agissent-ils toujours ainsi pour en retirer un bien ?

Polos :             Oui, je l’affirme. (…)

Socrate :          Personne ne veut donc massacrer, bannir, confisquer des richesses, pour le simple plaisir d’agir ainsi ; au contraire, si de tels actes sont bénéfiques, nous voulons les accomplir, s’ils sont nuisibles, nous ne le voulons pas. Car nous voulons les bonnes choses, mais nous ne voulons pas ce qui est neutre, et encore moins ce qui est mauvais, n’est-ce pas ? Si on fait mourir un homme, si on l’exile de sa cité, si on s’empare de ses richesses – quand on agit ainsi, c’est dans l’idée que pareilles actions sont avantageuses pour celui qui les commet, mais si, en fait, elles sont nuisibles, leur auteur, malgré tout, aura fait tout ce qui lui plaît. N’est-ce pas ?

Polos :             Oui.

Socrate :          Tout de même, fait-il vraiment ce qu’il veut, s’il s’avère que les actes qu’il a accomplis lui-même sont mauvais pour lui ?

Polos :             Eh bien non, il ne me paraît pas qu’il fasse ce qu’il veut.

Socrate :          Je disais donc la vérité quand j’affirmais qu’il est possible qu’un homme, qui fait ce qui lui plaît dans la cité, n’y ait en fait presque pas de pouvoir et n’y fasse pas non plus tout ce qu’il veut.

PLATON, Gorgias 467c-468e

Questions :

  • Que veut exactement le malade qui boit une potion amère ?
  • Selon Platon, le tyran fait-il “ce qui lui plaît” ou “ce qu’il veut” ?
  • Selon Platon, peut-on vouloir le mal pour le mal ?

Sartre : Que désire exactement un fumeur ?

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Il y a quelques années, je fus amené à décider de ne plus fumer. Le début fut rude, et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du goût du tabac que j’allais perdre que du sens de l’acte de fumer. Toute une cristallisation s’était faite : je fumais au spectacle, le matin en travaillant, le soir après dîner, et il me semblait qu’en cessant de fumer j’allais ôter son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du matin. Quel que dût être l’événement inattendu qui frapperait mes yeux, il me semblait qu’il était fondamentalement appauvri dès lors que je ne pouvais plus l’accueillir, (…) et que, au milieu de cet appauvrissement universel, il valait un peu moins la peine de vivre. Or, fumer est une réaction appropriative destructrice. (…) La liaison du paysage vu en fumant à ce petit sacrifice crématoire était telle que celui-ci était comme le symbole de celui-là. A travers le tabac que je fumais, c’était le monde qui brûlait, qui se fumait, qui se résorbait en vapeur pour se résorber en moi. Je dus, pour maintenir ma décision, réaliser une sorte de décristallisation, c’est-à-dire que je réduisis, sans trop m’en rendre compte, le tabac à n’être plus rien que lui-même : une herbe qui grille.

SARTRE, L’être et le néant, IV, II, 2, pp. 642-643

  • En quoi la cigarette fait-elle l’objet d’une “cristallisation” ?
  • Analysez et reformulez cette thèse “fumer est une réaction appropriative destructrice”.
  • Comment faire pour arrêter de fumer selon Sartre ?